Le lambeau et autres lectures

J’étais le nez dans Le lambeau cinq ans après l’attentat de Charlie. Cela me semble loin et proche. Philippe Lançon, l’auteur, journaliste et critique d’art et littéraire, est l’un des survivants de cette tuerie, gravement blessé. Un blessé du guerre à la gueule cassée. Et dans ce livre, il raconte le jour d’avant et les jours d’après, les longs jours de sa reconstruction physique, psychique et spirituelle.

Le lambeau c’est son journal de bord, écrit jour après jour, dans ses chambres de malade et dans lequel il écrit sa vie, le tissage entre les fragments de sa vie. Il dit l’immense solitude de chaque être vivant. Un journal rythmé par les opérations multiples qu’il a reçues pour reconstruire son visage arraché, sa mâchoire. C’est un livre de chairs, de douleurs, de questions, de cauchemars.

Etais-je, à cet instant, un survivant ? Un revenant ? Où étaient la mort, la vie ? Que restait-il de moi ? Je ne pensais pas ces questions de l’extérieur, comme des sujets de dissertation. Je les vivais. Elles étaient là, par terre, autour de moi et en moi, concrètes comme un éclat de bois ou un trou dans le parquet, vagues comme un mal non identifié, elles me saturaient et je ne savais qu’en faire. Je ne le sais toujours pas…

Il retrace son parcours professionnel et son métier, journaliste de guerre un temps, et dresse au fil des pages et des rencontres quelques portraits savoureux de personnes publiques ou de ses proches. Il parle aussi beaucoup de ses ténèbres, de la morphine impérative au début pour supporter l’insupportable blessure, il parle aussi de cet élan vital qui va et qui vient, et qui parfois se dérobe, du rôle admirable des soignants qui l’empêchent de se laisser happer par le gouffre.

Sa reconstruction demande une discipline de fer pour apprivoiser les nouveaux morceaux de son corps qui s’épuise dans sa reconstruction, et remettre en mouvement tout ce qui a été si longtemps immobilisé, à commencer par la parole dont il est privé pendant de longs jours ou semaines. Plusieurs fois.

Sa force de caractère, sa pugnacité forcent l’admiration. Il dépeint l’incroyable cocon d’affection que tissent ses proches et ses amis et qui le contient dans la longue épreuve. Les campements de sa famille dans sa chambre, les croisements. les discussions avec les gendarmes qui assurent sa protection.

Tout le récit est lent et paradoxalement doux ; il est émaillé de lectures, de musique et d’œuvres d’art qui participent au long travail de réinvention de soi. Parce que jour après jour Philippe Lançon se défait de son ancien moi pour devenir un autre. De temps en temps surgissent quelques pages de dialogue entre ces deux « moi », bouleversants.

Ce livre très intimiste et très littéraire touche par sa grâce singulière, par le dialogue entre les deux abîmes, le monde d’avant et le monde de maintenant. Il n’y a plus de futur juste du présent et un lendemain. Pas de projection vaine dans un ailleurs insaisissable. Grâce singulière qui vient en écho dans nos profondeurs à nos traumatismes. Ce livre raconte une reconstruction aussi par l’écriture. Ecrire au plus près de soi pour se réinventer sans mélancolie ni nostalgie, sans pathos ni pornographie. Juste du réel.

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J’ai pensé à Croire aux fauves par moments, puisque Nastassja  Martin raconte aussi les heures et jours qui ont suivi son accident, quand l’ours lui a emporté un bout de sa mâchoire. Tous les deux racontent la posture singulière du malade complètement dépendant des médecins et qui en même temps doit nouer des alliances. Si Nastassja Martin raconte la violence de la médecine russe, Philippe Lançon peint plutôt des portraits de femmes et d’hommes pris entre deux rôles, un à l’hôpital, et un autre dans le reste de leur vie. Tous les deux questionnent leur expérience et leur vocation, au scalpel, à travers l’écriture. Mais là s’arrêtent les ressemblances même si les deux livres sont profondément humains et vivifiants.

J’ai pensé aux deux en lisant le thriller Animal de Sandrine Collette dans lequel l’auteure raconte la rencontre violente et fondatrice de son personnage principal avec un ours. Il y a comme chez Philippe Lançon et Nastassja Martin un avant et un après, mais ici l’auteure n’explore pas vraiment la reconstruction identitaire de son personnage. Elle a le même souci du réel que les deux précédents, le réel comme seule planche de salut. Mais elle se préoccupe plus de nous faire tourner efficacement les pages de son livre que de sonder les âmes et les visions du monde de ses personnages. C’est peut-être une des différences entre thriller et récit.

 

 

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