C’est comment ?

C’est comment quand un tiers de l’économie est à genoux ? Quand toi, ou le tiers de tes voisins, tes connaissance, tes amis sont en faillite, et pour certains exsangues. Et tes amis consultants, artisans, artistes, entrepreneurs, précaires ? Plus de travail, plus d’argent. Un toit peut être mais pour combien de temps encore ? Tu oublies petit à petit les vacances, les cadeaux, le portable, les sorties. Tu réduis tout pour ne pas crever de faim à petit feu. Te reviennent en mémoire toutes ces vidéos tournées sur les rond-points, toutes ces paroles de gilet jaune que tu écoutais, médusé, sans trop y croire, et qui parlaient déjà de la montée de la pauvreté et de la précarité.

C’est comment quand ton bistro préféré a fermé, ton fleuriste, ton crémier, ton boulanger, ton coiffeur, ton libraire, ton petit resto de quartier ? Pschitt disparus et leurs propriétaires à genou. C’est comment d’aller en ville, de voir des rues vides et des vitrines closes, comme si l’Etna avait figé les rues sous ses cendres brûlantes.

C’est comment quand tes amis tu ne les vois plus que sur écran, jamais en vrai. D’ailleurs tu ne peux plus te faire de nouveaux amis alors tu cultives soigneusement ceux que tu as et tu redoutes les maladies et l’âge. Et tu restes en couple, sauf à avoir la passion des applis pour retrouver une âme sœur. Tu lui demandes son dernier test sida et son dernier test covid avant de lui ouvrir ta porte ?

C’est comment quand les magasins, mêmes les hyper, sont vides de produits frais parce que l’Espagne n’arrive plus à se nourrir et l’Italie non plus, alors importer, tu n’y songes pas ! C’est comment de ne plus manger d’avocat, de tomates toute l’année, des fraises, de découvrir que les fruits et légumes ont des saisons. Que l’ail s’achète à la fin du printemps et les oignons à l’automne, sinon tu n’en trouves plus après.

C’est comment quand tes journées se ressemblent toutes à chercher un travail qui n’existe plus. D’ailleurs tu n’essaies même plus. C’est comment quand tu te sens désœuvré, quand tu as l’impression de ne rien faire de tes jours, de ta vie, sinon vivre, survivre de plus en plus. C’est comment quand ton identité sociale se délite ?

C’est comment quand tes journées sont épouvantablement longues, que tu es obligée de télé-travailler de nuit parce que la journée tu fais classe à tes enfants ? Que tu ne comprends pas tous ces gens qui parlent d’un temps dilaté, qui lisent, qui cousent, qui inventent. toi tu as encore moins de temps pour toi qu’avant.

C’est comment quand tu préfères changer de trottoir plutôt que croiser quelqu’un, quand tu sursautes si une personne se rapproche trop de toi, quand tu fais tes courses le plus vite possible, le nez sur ta liste, le masque sur le nez, quand tu laisses tes achats deux jours dans l’entrée pour les décontaminer, quand tu n’invites plus personne chez toi parce que de toutes façons personne ne viendrait.

C’est comment quand tu ne vas plus prendre un verre, manger au resto avec tes potes, parce que toi ou eux n’avez plus de ronds pour payer, parce que ceux qui n’ont pas de travail ne veulent pas se faire inviter chaque fois. Question de dignité.

C’est comment d’aller dans un magasin acheter des fringues que tu ne peux pas toucher, que tu ne peux plus essayer avec tes potes, qu’il te faut parler derrière l’hygiaphone ?

C’est comment quand il n’y a plus d’argent, plus de subvention, plus d’associations, plus d’artistes, quand pour gagner de l’argent il ne faut faire que des choses « utiles » soit en télétravail soit en mettant les mains dans la matière.

C’était mieux avant ? Tu crois vraiment ? Peut-être que tu dormais mieux parce que les questions étaient plus floues, moins concrètes. Mais maintenant c’est fini, les questions tu te les poses, et le monde dans lequel tu vis, tu ne le reconnais plus, et tu ne l’aimes peut être plus autant qu’avant.

Pourtant qu’est-ce qui a changé ?

Nous avons découvert la pilule du nouveau bonheur, la pilule du capitalisme numérique : vive les télétravail, vive les télé-réunions, vive les automates, le paiement sans contact ou par virement, la travail immatériel. Adieu guichets, humains, voix, visages, sourires, connivence, monnaie de papier, espèces sonnantes et trébuchantes…

Nous avons découvert que nous avions besoin de manger deux ou trois fois par jour, que faire à manger prend du temps, que les idées s’épuisent au fil des jours, qu’Internet est tout à coup envahi de recettes de levain, puis de velouté d’asperge, puis de tarte à la rhubarbe. Préparer à manger  peut aussi être un moment convivial et sympa, un moment où tu réinventes la colocation avec tes enfants, avec tes parents.

Nous avons découvert que certains vivent dans des espaces intenables, invivables, sauf à ne faire qu’y dormir. Nous avons découvert que confiner des sans abri c’était bien plus difficile que de les verbaliser. Nous avons découvert que nos anciens étaient mortels, que mourir était une maladie honteuse qu’il fallait cacher. pas de corps, pas de cérémonie, pas de lien d’humanité. Si le degré d’une civilisation se mesure à la manière dont elle traite les plus vulnérables de ses membres, le monde occidental est en grave décadence. cachons ces morts que nous ne saurions voir sans mourir à notre tour.

Nous avons éprouvé dans nos corps comment vivent les prisonniers, les animaux des zoos et des refuges, depuis parfois si longtemps. Tu le sais maintenant pourquoi la privation de liberté est une peine à part entière, non ?

Nous avons redécouvert que nous étions mortels avec des prétentions d‘immortels.

Nous avons découvert que les jardins, les parcs, les espaces verts, les promenades plantées, les plages, les places étaient des endroit interdits.

Nous avons découvert que notre santé dépendait de celle des autres, humains et non-humains. Que nous n’avions plus de politique de santé publique. Que l’OMS a son mot à dire pour les médicaments que nous prenons. Que nos médecins ne sont pas libres de prescrire les médicament qui leur semble pertinents. Qu’il faut attendra d’aller très mal, trop mal, pour être soigné. Que les soignants dans les hôpitaux ont été réquisitionnés et travaillent dans des conditions épouvantables. Que les pays sous-développés qui soignent avec les moyens du bord et de médicaments qui existent depuis longtemps s’en sortent mieux que nous.

Nous avons découvert que l’état de nos hôpitaux est catastrophique – pas faute qu’ils l’aient dit haut et fort dans la rue l’an dernier.

Nous avons découvert que nos gouvernants nous mentent sans honte, ne savent pas dire qu’ils ne savent pas ou qu’ils se sont trompés.

Nous avons découvert que l’État pouvait tout d’un coup être prodigue : 50 euros pour réparer ton vélo et 7 milliards pour renflouer Air France et polluer la planète, nous avons découvert que l’État pouvait baisser la TVA des masques mais pas encadrer leur prix de vente.

Nous avons découvert que nous avions vitalement besoin de sortir dehors, que nous avions besoin de soleil, d’air frais et de nos semblables, besoin de prendre l’air. Nous avons aussi découvert que l’enfermement nous détraquait, que nous réagissions tous différemment et parfois de manière dramatique, nous avons découvert que les violences domestiques et conjugales ont explosé.

Nous avons découvert que nous avions besoin pour vivre bien d’être touchés, besoin d’être en lien, besoin de prendre dans nos bras, de partager de rire, de chanter, de s’embrasser, de pleurer ensemble.

Nous avons découvert des chaînes incroyables de solidarité pour préparer des repas, prêter son appartement, faire des courses, prêter son vélo, rendre des services, fabriquer des masques, des respirateurs, des visières, chercher des parades à ce drôle de virus couronné.

Nous avons éprouvé dans notre chair une relation au temps qui passe différent, où parfois tous les temps s’emmêlent, parfois se détendent.

Nous avons été enfermés vivants avec les bourgeons naissants, et nous allons sortir en pleines feuilles, les fleurs d’arbre ont fait leur cycle sans nous. Certains d’entre nous ne s’en remettront pas.

Nous avons découvert que le monde du vivants allait très bien sans nous, et même mieux. Des daims se baladent à Boissy Saint léger, des loups à Grenoble, des canards à la Comédie française, un couple de renards et sa nichée ont investi le cimetière du père Lachaise, un puma les rues de Santiago du Chili, des sangliers à Barcelone ; des chèvres se réunissent tous les soirs sur la place d’un village espagnol. Que disent-elles ?

Alors, c’était mieux avant ? Tu préférais le monde qui courait aveuglement à sa perte ? Tu crois vraiment? Dis, et si on partageait plutôt  ? Et si on inventait un monde sans argent ou presque ? Un monde où l’argent serait juste un moyen parmi d’autres, pas plus.

 

3 réflexions sur “C’est comment ?

  1. Le revenu de citoyenneté comme moyen d’y arriver?

  2. C’était pas mieux avant. Réapprendre à vivre, refaire le monde sans le comptoir, tenir debout contre les murs.
    Merci de cette synthèse. On s’est rencontrées en vrai, ça se refera j’y crois

  3. @Bernard : oui c’est une partie de la réponse, une toute petite partie 🙂

    @Tifenn : oui on se reverra encore et encore. J’y compte bien.

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