Elle m’attendait dans le couloir ce matin un peu avant que super Lune ne se cache derrière son gros manteau de nuages pour quelques dizaines d’années. Elle était assise dans l’encoignure de la porte. Il me semblait entendre son souffle et le crissement de ses griffes. Mais c’était si ténu que je pensais rêver. Elle m’attendait en toute discrétion, à la différence d’autres mâtins où elle n’hésitait pas à poncer à sa façon le chambranle des portes, à froufrouter sur des tissus bruyants, et en dernier ressort à sauter à la tête de mon lit pour le plaisir de faire du trampoline sur le matelas et s’enfuir dès que j’ouvrais les yeux. Si tu as un chat tu le sais sans doute, ce sont des mediums. Elle savait que j’étais réveillée en même temps que moi, exactement. Je me suis toujours dit qu’elle devait avoir un détecteur ultra précis d’ondes du cerveau. Avec elle je ne pouvais pas tricher, c’est pour cela qu’elle s’autorisait le trampoline. Elle savait que j’étais réveillée mais que je faisais semblant de ne pas. Et elle me disait : à d’autres, à moi tu ne la fais pas celle-là. Parfois elle se laissait aller à miauler, mais plutôt de loin comme si cela n’était pas tout à fait adressé. Ce matin point de miaulement, juste une assise digne, patiente et déterminée.
Je l’ai prise dans mes bras et nous nous sommes installées sur le lit. Confortablement. Enfin pour moi, parce que pour elle qui n’avait plus de muscles, rien pour adoucir les pointes de ses os sous la peau, je crois que c’était spartiate. Elle m’a laissée l’installer, a rectifié la position à son goût et s’est laissée alanguir, nos respirations se sont synchronisées, chacune son rythme. Plénitude de douceur. Une heure plus tard, je n’avais plus de sang dans le bras droit, et des fourmis un peu partout. Alors je me suis levée doucement et je l’ai installée sur le canapé du salon ; elle a essayé de se caler mais c’était visiblement moins bien que mes bras.
Je l’ai retrouvée un peu plus tard au sol, perdue ou perplexe ; après une longue hésitation elle s’est dirigée vers la porte d’entrée, je lui ai ouvert. Pour la première fois depuis deux semaines, elle est sortie, elle s’est jetée sur le paillasson de coco qu’elle adorait. Elle a fait ses griffes presque sauvagement, avec une énergie incroyable. Puis elle s’est posée pour faire le guet entre la porte de l‘ascenseur et l’entrée. Elle me surveillait du coin de l’œil pendant que je buvais mon thé.
Puis elle est rentrée, a marché jusqu’à la cuisine où elle a miaulé comme hier, de ses miaulements silencieux qui déchirent l’âme. Sans doute la faim la tordait-elle, mais elle ne mangeait plus rien de rien. Continuait de sentir avec un intérêt poli tout ce que je lui proposais mais refusait tout comme une jeune fille anorexique. C’était mon tour d’être perdue dans ce dialogue muet. Elle est retournée au salon, s’est assise et m’a regardée. Je l’ai prise délicatement comme un vase impérial précieux et je l’ai installée dans mes bras, elle ne les a plus quittés.
Nous avons fait le tour de la maison. Dans une chambre, elle a voulu que j’ouvre la fenêtre, vérifié que tout était en place dans le jardin en bas. Pas de trace du nouveau chat noir qui traine de temps en temps. Ouf. Puis nous sommes allées dans ma chambre, là elle a voulu que je la pose sur un meuble à côté de la fenêtre, un meuble à sieste et à câlin sur lequel elle n’avait plus la force de monter. Elle regardait le ciel, je ne sais si elle cherchait la lune ou surveillait les pigeons et les corbeaux.
Et puis elle a voulu partir alors nous sommes allées au salon, je l’ai calée contre moi, sa tête sur mon épaule, j’ai calé le bras qui la portait avec des coussins et nous sommes restées là ensemble, sur le canapé en silence et en communion jusqu’à ce que la vétérinaire arrive. Avec sa maladie mystérieuse, nous avons pulvérisé tous les anciens records de durée. Elle qui sautait des bras à la minute même où je me mettais à divaguer ou à penser à autre chose qu’à sa présence, elle était devenue beaucoup plus souple.
Elle a su avant moi, bien sûr, que le vétérinaire arrivait. Elle a redressé la tête et s’est demandée quelle conduite tenir, puis a décidé de replonger son museau blanc dans ses pattes tigrées et de reprendre le câlin comme si de rien était.
Quand l’interphone a sonné, elle a un peu sursauté, son cœur s’est accéléré, et puis elle a décidé de se lover encore plus dans mes bras.
Nous avons ouvert à la vétérinaire et nous sommes installées toutes les trois au salon. Je me suis rassise dans le canapé, nous nous sommes recalées et je lui ai refait plein de bisous. Depuis que j’ai pris la décision de l’aider à partir elle veut bien des bisous. Avant c’était presqu’impossible alors j’en ai profité. J’aime tellement enfouir mon nez dans son poil chaud et laineux.
Je lui ai fait mes derniers adieux. Je lui faisais tous les soirs depuis trois jours et puis hier je lui avais dit que j’avais pris la décision de l’aider à partir, que la laisser mourir d’épuisement et de faim n’était pas digne. Ce n’est pas digne pour les humains, ce n’est pas digne pour les animaux. Elle pouvait partir avec la lune aussi, mais non elle est restée encore un pour nous offrir cette matinée de douceur complice.
Quand la vie s’est échappée d’elle, nous avons posé son petit corps de chatte sur un joli drap blanc sur la table, je l’ai câlinée, couverte de baisers et j’ai glissé une belle grande fleur d’hibiscus orange, ouverte d’hier matin, entre les pattes, sous le bidou, là où les poils sont si doux. Et puis quand cela a été le moment, nous avons replié le drap, glissé la princesse dans un grand sac blanc, et glissé le sac dans un petit carton grand comme une caisse de transport. Là elle était bien en rond, comme un chat qui dort, dans son drap et son petit sac blanc. Cela mettait délicatement en valeur ses jolies couleurs mordorées. Je lui ai fait un dernier bisou (je crois le seul que je lui aurai jamais fait sur le museau sans qu’elle proteste du tout), le pistil d’hibiscus lui chatouillait les pattes. Je l’ai admirée une dernière fois, elle était si belle, son visage était redevenu le sien, débarrassé de son épuisement des derniers jours. J’étais tellement émue. Et puis j’ai replié le drap, la vétérinaire a replié le sac et puis voilà.