D’un noir si bleu

Il était une fois une grenouille de pierre toute absorbée dans sa méditation. Elle s’appelait Nokomis. Bien posée sur ses postérieurs soigneusement et symétriquement repliés en z, elle écoutait le doux et lent coassement du monde. Sa respiration était tranquille, l’air assez humide pour que l’oxygène pénètre délicatement toute la surface de sa peau. Comme toutes les grenouilles elle respirait de tout son corps, et non de cette étrange manière des humains dont le haut du corps se déplace en saccades. Faut dire qu’avec autant de vêtements et d’ornements partout, leur peau ne pouvait plus leur permettre de respirer. Elle attendait que la nuit devienne d’un noir si bleu, ou d’un bleu si noir pour redevenir grenouille mobile et agile. Comme toutes les grenouilles elle avait deux vies…

La suite est dans l’onglet Conte(s)

Contes déjantés de la grenouille

Bon, à force de faire des activités inattendues avec des personnes originales, je suis rattrapée par ma propre extravagance qui vient me chatouiller les pieds. Elle me propose d’écrire un fil de mots qui relie à un truc très lumineux, très loin et sacré, dans une nuit toute bleue, des contes de la nuit.

Et pour cela s’invitent une grenouille, un chien à vélo, puis un hérisson, une tortue et sans doute d’autres animaux encore. Donc me voilà avec l’envie d’ouvrir une nouvelle catégorie d’écrits, les contes de la grenouille déjantée.

La genèse du titre est un peu obscure et existentielle, elle mêle savamment mon passé, mon présent (une grenouille m’a interpellée alors que je descendais tranquillement la rue Notre Dame de Lorette ce midi – photo à venir), et j’espère mon futur.

De quoi s’agit-il ?

Si j’en crois les ondes magique d’Internet, la grenouille a le pouvoir d’appeler la pluie avec différents sons. Elle rabat la poussière sur la terre. Elle symbolise l’eau, elle a un rapport avec les rites initiatiques qui ont à voir avec l’eau. Sans l’action de l’eau qui la délave sans cesse, la terre ne pourrait jamais changer de forme ou de position. Elle deviendrait trop solide, trop immuable.

La grenouille nous enseigne à respecter nos larmes puisqu’elles nettoient l’âme. L’eau prépare le corps, dans les eaux utérines, avant la naissance. Comme nous la Grenouille grandit dans l’eau sous forme de têtard avant d’en sortir sous forme adulte et, comme nous, elle doit faire l’expérience de l’eau, de la fluidité, avant d’apprendre à sauter.

Elle symbolise la sensibilité, la beauté. Elle nous apporte la guérison et le bonheur, chantant et bondissant pour nous conduire à la source sacrée qui abreuve et régénère. Elle nous aidera à sentir avec tout notre âme la présence des autre, les sons et à chercher la beauté et la magie que cachent les apparences.

Les sons profonds du coassement de la grenouille appellent les Etres du Tonnerre. Le « coa » agit comme un battement de coeur qui s’harmonise avec le ciel-père..

Comme elle, nous devons savoir et accepter quand vient le temps de se rafraichir, de se purifier ou de refaire les réserves de l’âme par les larmes. L’écho de son chant parle de vie nouvelle et d’harmonie et, aspire à un nouvel état de sérénité et de plénitude… après tout ne dit-on pas après la pluie, le beau temps… .

Ajoute à cela que c’est le même mot en japonais qui signifie grenouille et revenir à la maison car les grenouilles semblent toujours revenir d’elles-mêmes à l’étang de leur naissance….

Donc voilà tu es prévenu(e) de ce qui tu trouveras dans ces contes. Il sera aussi sans doute question d’un autre ami-animal, trouvé plus récemment sur mon chemin, le hérisson. Il est très différent. Il est d’une nature gentille et aimante. Aucune agressivité n’émane jamais de cet animal. S’il est importuné par un autre  animal, il se protège avec ses piquants. L’enseignement du hérisson renvoie aux notions de bonne volonté et de confiance. Il s’agit d’une force particulièrement puissante qui enseigne comment on peut s’ouvrir, découvrir chaque jour, et de se libérer du monde sérieux des adultes. Il sait garder la naïveté et la curiosité enfantine ainsi qu’une confiance dans le divin, qui permet que chaque chose s’arrange au mieux. Sa gentillesse et son ouverture d’esprit ouvrent les cœurs pour partager ensemble l’amour et l’amitié.

Le jugement de la renarde*

Un soir, tandis qu’il rentrait chez lui, un paysan aperçut dans un bois un énorme tronc d’arbre qui écrasait un serpent. C’était une belle couleuvre à la peau jaune parsemée de grandes taches noires. Sur sa large tête, deux petits yeux brillants reflétaient une grande souffrance.
Le paysan retroussa ses manches. Après bien des efforts, il parvint à soulever le tronc et libéra l’animal. Puis il s’assit sur une pierre pour reprendre son souffle et éponger son front. La couleuvre s’enroula en pelote. L’homme la regardait avec plaisir, quand, tout à coup, elle se dressa devant lui, sifflante et menaçante :
– J’ai grand faim à présent ! Miam, je vais te dévorer.
Le paysan bondit.
– C’est impossible, voyons !
– pourquoi cela ?
– je viens de te sauver la vie !
– c’est que j’ai faim, moi !
– Mais enfin, tu rends un mal pour un bien !
– Et alors ? Quoi de plus naturel ?
– Je ne suis pas d’accord. Cherchons un juge qui tranchera la question.

La couleuvre accepta. En chemin, ils rencontrèrent un chien efflanqué. Ils lui exposèrent leur affaire. Peu après, le chien rendit son verdict :
– Bravo ! Très bien vu, couleuvre ! Moi, quand j’étais jeune, je surveillais la ferme de mes maîtres. J’avais droit à leurs caresses et à une bonne gamelle. Un jour ils m’ont trouvé trop vieux. Ils m’ont chassé à coups de pied et m’ont jeté des pierres. Depuis, j’erre à travers champs pour assurer ma piètre subsistance. C’est dire s’ils m’ont rendu un mal pour un bien ! Ce qui m’est arrivé n’a rien d’exceptionnel. Je dirais même que c’est un peu partout la règle. Alors, pourquoi en irait-il autrement pour ce paysan ?
– Cherchons un autre juge, s’écria le pauvre homme.
– Entendu, concéda la couleuvre, mais ce sera le dernier !

Ils reprirent leur marche dans la montagne. Au bout de quelque temps, ils croisèrent une renarde. Ils lui soumirent leur affaire et détaillèrent le verdict du chien. La renarde, assise sur ses pattes arrière, les écoutait calmement. Elle faisait mine de réfléchir. Quand ils eurent fini de parler, elle déclara :
– Bon, c’est très bien tout ça, mais pour rendre un jugement, j’ai besoin de reconstituer les faits. Nous devons nous rendre immédiatement sur les lieux où vous vous êtes rencontrés.

Ils rebroussèrent chemin et se dirigèrent vers le bois. Une fois sur place, la couleuvre se glissa sous le lourd tronc d’arbre que l’homme replaça exactement comme il l’était au moment où il avait aperçu la bête prisonnière.
– Voilà, renarde, j’étais dans cette position quand cet homme est intervenu, dit la couleuvre. Alors, quel est ton jugement ?
La renarde dévisagea longuement le paysan puis elle lui demanda :
– Si, par hasard, tu rencontrais une couleuvre prisonnière sous un tronc d’arbre, à quoi penserais-tu désormais ?

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* un conte déniché et partagé par Tomoe qui, un jour peut être, ouvrira un blog 😉
Le  conte a été recueilli en Ancash, une région située au nord du Pérou et il est publié dans « Contes des indiens Quechuas du Pérou » de Monique Stérin aux éditions L’école des loisirs.

Le phare (3)

Lors de mes escapades, je finissais souvent par tomber de fatigue avant de rentrer à la maison hors de moi. J’avais couché mon orgueil au fond du lit de la rivière mais il ne mourrait pas. Il m’inventait au rythme de mes disparitions de nouvelles souffrances. Je revenais toujours et je m’interdisais toutes les questions. Pourtant le doute me reprenait au vol, au détour d’un songe, et me réveillait sans ménagement. Lève-toi ! Va baigner ta tête nue dans la solitude du vent. Va glacer ta peau à la morsure de la lune. Va éprouver ta solitude ! J’écoutais mugir la mer et le vent à l’unisson. Je sentais monter en moi un chant glacé et violent de questions, je frissonnais de fatigue et de cauchemar. La nuit me gardait éveillé, elle ne consentait à me libérer qu’aux premières lueurs de l’aube, à l’heure qui tue les mourants. Elle relâchait son emprise et me renvoyait à la solitude des hommes. Alors se levait le grand vent du manque, celui qui assèche les rivières, déplace les dunes aux limites de l’horizon, le vent qui transforme les hommes en torches vivantes.

Combien de fois ce vent me traversa-t-il sans me brûler ? Combien de fois éprouva-t-il le désert glacé de mes sentiments. Ombre de moi-même, j’avais le sentiment de ne plus exister, de ne plus penser, de n’avoir plus rien à vivre. J’errais à la recherche d’un onguent, d’un parfum, d’une saveur, d’un sens. Je me défendais, je me battais contre cette absence qui me lacerait. Les mots ne servaient plus à rien. Je les vomissais de rage et d’impuissance.

Un jour, j’ai décidé de m’offrir tout entier à ce manque qui m’appelait, j’ai décidé de l’apprivoiser de tout mon corps. Alors commença une longue période où je me dépris de tout, je m’allégeais de mes illusions, pierre à pierre. J’étais fatigué de vivre, fatigué de chercher de l’épaisseur à une vie sans amour, fatigué de me détruire lentement. Je devins aussi vide qu’une calebasse. Et le vide devint précieux. Je cessais enfin d’espérer ce qui manquait tant à sa vie. Le manque devint hymne et hommage, trace vivante d’une vie à construire. La joie pouvait enfin essaimer la plage. Je commençais d’aimer tout ce qui ne me manquait pas : le sable, la mer et le vent. Les portes du phare s’ouvrirent aux quatre vents pour accueillir les ombres qui voudraient s’y reposer. Le grand vent ne me terrassait plus, il me portait plus loin, grain de sable parmi les grains de sable. Il me rappelait le chemin pierreux du passé, la force des vents contraires, le chant brutal des marées d’équinoxe.

Le phare (2)

(si tu as oublié le  début, clique là)

Les mains à l’angle du menton, les genoux ployés sous les coudes, Grand-père contemple le feu immense – ciel de son âme et feu du monde – et se souvient sans lassitude de l’histoire que ses yeux ont gardé intacte au fond de sa mémoire :

« il était une fois un regard, ou peut être deux regards qui se croisent, un univers qui s’ouvre dans le bouleversement du silence. Morguenne ! Et tout a chaviré…. Le monde se referme pour que l’amour parle encore dans le silence de la vie, dans la nuit de la mémoire. Un regard, deux regards qui venaient d’un lieu de paroles bafouées et vides où les mots dessinaient en creux l’envers de la vie …

Du haut de la dune, caché derrière un buisson d’oyats, je laissais mes yeux vagabonder au milieu de mes rêves. J’aimais ce crépuscule qui allonge les ombres et ralentit le rythme de la journée, ce crépuscule qui prépare le corps et le coeur à la douceur fraîche et paisible de la nuit.

J’aimais ce crépuscule interdit qui dévorait les enfants et déchaînait les histoires de veillées dans mon enfance. Cent fois au moins, j’avais épanché mon coeur avec la dame blanche, ombre évanescente de la lune fantasque. Nous nous promenions à la rupture du monde sans que j’aie jamais peur. Certains jours tombés, j’aurais aimé déposer au creux de son poignet un baiser, doux frôlement de lèvres ou de cils. Baiser que mon émotion d’alors m’interdisait. Je me sentais sottement maladroit.

Ce soir-là mes yeux avaient découvert un corps inconnu allongé sur le sable, juste à l’endroit où la pente devient douce, au creux des dunes que la dernière grande marée avait poussées là. Intrigué, j’hésitais à descendre ; finalement je décidais de m’asseoir là, guetteur intrépide de rayons verts. Point de dame blanche à qui poser des questions, point d’île amie à qui confier mon émotion – la nuit me les avait dérobées – simplement mes cinq sens exacerbés. Rien ne m’empêchait de franchir les quelques enjambées qui me séparait du mystère mais je n’en avais pas du tout envie. Je ressentais bien au contraire une joie toute neuve à prolonger cet inconnu aussi longtemps que possible.

Je décidais alors de rendre mon regard aussi léger, aussi rapide qu’une hirondelle pour ne pas alerter la silhouette. Je sais bien que le poids du regard trahit toujours celui qui croyait voir sans être vu. C’est ainsi que les grands confondent leurs cadets. Alors je me concentrais pour la regarder les yeux fermés, redessiner sous mes paupières l’ombre inconnue qui me souriait et l’envisager du bout des doigts.

Je ne me souviens plus combien de temps j’étais resté assis là. Chaque soir j’allonge la durée et bientôt une vie ne suffira plus… Je me souviens seulement de ce sourire incroyable qui venait du profond de mes entrailles, un sourire qui fusait dans la lumière de ma vie, dans une lumière fulgurante qui m’arrache à moi-même.

J’avais terriblement froid lorsqu’enfin j’émergeais de ma torpeur. Je me sentais vide de toute envie, de tout élan. La mer avait étendu son grand drap noir sur le sable mouillé. J’avais à peine la force de me relever pour descendre la dune. Je ne trouvais à ses pieds qu’une banale bouteille de verre. J’espérais y trouver un parchemin secret, un message codé. Elle était vide. Je sentais une tristesse sans borne monter le long de mes jambes, froide comme du varech mouillé… J’étais passé à côté de l’essentiel et je ne savais pas quoi. Je rentrais à vélo du bord de mer, les yeux hagards, presque brûlés. Muet, je ne retrouvais le calme que tard dans la nuit au contact des pierres de la ferme.


L’arbre de vie

On raconte qu’il y avait autrefois au centre du village un arbre immense dont la ramure touchait le ciel. Il était grand, on le voyait de très loin, et il était tellement vieux que tout le monde l’avait toujours vu là au village. Il était curieusement divisé en deux branches principales, égales, qui portaient des fruits tout au long de l’année. Personne n’avait jamais osé en manger parce qu’une ancienne légende disait que l’une des branches donnait des fruits empoisonnés alors que l’autre donnait les fruits les plus succulents du monde. Et malheureusement personne ne se souvenait plus quelle branche était la bonne. Les fruits tombaient des branches et pourrissaient au sol sans que personne ne les touche.

Une année, une terrible sécheresse s’abattit sur la région. La pluie avait déserté depuis des mois, et rien n’y faisait. Elle demeurait introuvable.  Les nappes phréatiques étaient terriblement basses, interdiction était faite d’arroser quoi que ce soit, même aux fermiers. Ils avaient même dû tuer quelques unes de leurs bêtes qu’ils n’arrivaient plus à nourrir. Les habitants du village finirent par maigrir à vue d’œil et ne mangeaient plus qu’un jour sur deux. Les hommes et les femmes du village, se blottissaient parfois sous l’ombre du grand arbre pour palabrer. C’était une misère de voir autant de fruits qui peut être leur sauveraient la vie. Oui, mais comment faire pour repérer la bonne branche ? Personne n’avait envie d’essayer et de risquer la mort tout seul.

Un vieil homme, qui avait fini de parfaire l’œuvre de sa vie, décida de prendre le risque de choisir un fruit. Tout le monde suspendit son souffle et le regarda partagé entre l’effroi, l’admiration et la perplexité. Il mâcha paisiblement une bouchée après l’autre, savourant la pulpe parfumée et humide qui glissait dans sa gorge. Il resta debout l’air bienheureux, bien vivant ! Trop heureux, tous les habitants du village cueillirent à leur tour un fruit de la même branche en évitant soigneusement ceux de l’autre. ô miracle, les fruits se régénéraient au fur et à mesure tant et si bien qu’il était impossible de savoir combien il y en avait.

Le soir; les villageois organisèrent une veillée pour célébrer cette bonne nouvelle. Ils étaient très heureux de cet arbre qui leur redonnait vie par ses fruits.  Le conseil du village, soucieux de protéger les générations futures, décida de couper l’autre branche. Comme cela personne ne pourrait plus se tromper. Aussitôt dit, aussitôt fait et les villageois ne se séparèrent que lorsque la dernière braise s’éteignit. Ils allèrent se coucher, en paix, satisfaits de leur journée et de leur sage décision.

Le lendemain matin, quelle ne fut pas leur consternation de voir que tous les fruits étaient tombés au sol, immangeables, que les feuilles racornies pendaient misérablement des branches désormais mortes. L’arbre était mort dans la nuit, il n’avait pu survivre sans ses deux branches…

Librement interprété d’un vieux conte indien.