Ma cape d’invisibilité

Je suis un homme qu’on ne voit pas. Lorsque je prends l’ascenseur pour rejoindre mon open space, on ne me voit pas. Les hommes en complet, chaussures cirées comme des miroirs, qui ont pris l’ascenseur au sol-sol ne me voient pas. Ils ont entendu la voix du gardien qui ouvrait la porte pivotante à l’entrée du parking,  ils ont vu les panneaux de signalisation, les places libres, ils ont trouvé le chemin de l’ascenseur, salué les autres qui attendaient comme eux. Et quand l’ascenseur s’est ouvert au rez- de chaussée pour me laisser entrer, ils ne m’ont pas vu. J’ai salué en rentrant mais je n’ai eu aucun retour. Pour l’un un sursaut, pour l’autre une trace de regard oblique, un autre remet sa cravate en place, mais pas plus. Personne ne me répond.

Lorsque je suis entré sur le plateau, j’ai salué mes collègues de travail, ils  ont répondu d’un mot, d’un geste ou un regard. Presque tous, sauf ceux trop absorbés dans leur écran. D’un coup j’avais retrouvé chair, os, esprit et consistance. Cela n’a pas duré. Quelqu’un est rentré vivement sur le plateau pour venir demander péremptoire une réponse à mon voisin. Pas un bonjour, pas un salut, pas un regard. J’ai dit bonjour, pour voir, parce que je ne renonce pas, il a levé les yeux, surpris, et a détourné la tête à la seconde. Il se serait adressé pareil à moi. Je suis une machine à commande vocale sans doute…

La machine à café est au bout du couloir. Au bout des dalles de moquette bleue usagée. Dans un rabicoin pour initiés. Régulièrement il est question de l’enlever parce que cela coute trop cher. Régulièrement aussi on nous explique que les pauses cigarettes dehors pour un fumeur cela représente 5 jours de RTT en plus. Bref cela coute cher à l’entreprise d’avoir des salariés fumeurs…  La machine à café est  au fond, en face des portes des toilettes qui s’ouvrent périodiquement pour laisser entrer ou sortir du monde. Et donc sur le chemin du retour de la machine à café, ou des ascenseurs (pour aller fumer si tu suis un l’histoire), je tombe régulièrement sur des bipèdes qui entrent ou qui sortent de ce lieu d’aisance. Pire qu’un sex shop en fait vu comme ils sont pressés de partir sans croiser de regard, sans saluer personne.

J’avoue que de temps en temps je la trouve sympa ma cape d’invisibilité, mais ce qui me déplait, c’est que je ne peux pas choisir de la porter ou non.

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

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Ralph Ellisson, Invisible man, 1947, cité dans l’article de courrier International sur l’exécution monstrueuse d’un afroaméricain de 26 ans.

Le rêve qui nous guide

Tantôt boitant, tantôt ragaillardi, nous nous frayons chemin en notre humanité.
Où l’ombre et la lumière se côtoient et ondulent en une danse d’éternité…*

À chemin battu il ne croît point d’herbe, les sourcières le savent bien, elles qui préfèrent les chemins de traverses, les chemins bosselés et creux, les détours. Elles qui n’aiment rien tant que se perdre pour se retrouver, elles qui marchent en funambule sur la frontière souple entre ombre et lumière.

Pour pénétrer au cœur de la forêt, il faut apprendre à s’amenuiser, à laisser les ronces déchirer les vêtements superflus en lambeaux. Lambeaux que la sage forêt recycle en doux draps pour oisillons au coeur de nids profonds.

Ôter une à une ses vieilles peaux, usées mais tellement précieuses pour avoir su préserver tout ce temps la vie au dedans de soi. A chaque peau qui tombe, à chaque vêtement qui disparait, le pas devient plus léger, et l’air plus vif, plus cinglant aussi.  Réduit à soi même, le monde se simplifie à ce qui est là, si loin si proche.

Le frottement des feuilles et des branches fouette le sang et réveille les corps anesthésiés. Découvrir alors le sol sous ses pieds comme un paysage neuf, laisser ses poumons s’emplir d’un air incroyablement complexe, incroyablement riche des énergies de tous les vivants du lieu. C’est un peu de leur vie qui se transfuse à chaque bouffée d’air prise et relâchée.

Marcher, marcher encore en se fiant à sa boussole intérieure pour entendre de mieux en mieux les paroles des oiseaux, des arbres, des mammifères, des cailloux, le gazouillis de la rivière. Apprendre le silence des cailloux. Le frôlement des nuages. Le tintinnabulement des étoiles.

Marcher, non pas droit vers le but, ce serait perdre son âme ; marcher au contraire pas après pas, comme si c’était le premier, comme si c’était le dernier, et gouter chaque mouvement. La source au fond de soi connait parfaitement la source des choses et sait où aller. Elle guide nos pas aussi surement qu’un aveugle dans la nuit. Elle ne parle ni le langage de la raison, ni celui de l’imagination, elle parle le langage sensible des rêves.

L’ombre et la lumière soufflent le froid et le chaud pour que puisse éclore dans nos cœurs le rêve qui nous guide. Nous avons besoin de côtoyer les deux, de plonger dans les deux, de danser avec les deux. Danser sa vie pour suivre son rêve.

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Wadih Choueiri, Divine comédie sur son blog.

Des arabesques

Pendant qu’elle me parle, je dessine négligemment du bout des ongles des arabesques autour de son genou*. C’est le doigt majeur qui entraine les autres à sa suite ; lui dessine un entrelacs appuyé, les autres font des ornements, s’amusent de délicates variations d’intensité, improvisent des mouvement. Et je sais bien que ce fil ténu et les broderies de mes doigts vont coudre en elle un motif invisible et frémissant. Aux ondulations dessinées sur sa peau  répondent subtilement d’autres ondulations en elle. Je sens bien que les fibres de sa cuisse s’animent discrètement, que la chaleur délicate qui monte sourd autant de son genou plié que de la pulpe électrique de mes doigts.

Le flux de ses mots s’est imperceptiblement ralenti, il gagne en imperfection, comme le rose sur ses pommettes. C’est le plus beau maquillage d’une femme que celui que le désir montant dessine sur son visage : carnation plus marquée, blush parfait, yeux adoucis et plus ouverts, pupilles dilatées, battement de cils ralentis, mâchoire relâchée. C’est parfois un autre visage qui se révèle sous le masque impassible habituel.

La répétition de mes ornements discrets, d’un genou à l’autre, à une main, puis à deux mains créée en elle une minuscule tension électrique. Sa peau est en alerte maximale et le moindre mouvement titille ses sensations. Alors je marque une rupture délibérée de rythme. Je retiens mes doigts qui grignotent des centimètres. A ma syncope a répondu un silence, bref, mais un silence – que je savoure. Laisser advenir… La musique qui se joue entre nous va bien au delà du monde visible. Elle n’a ni commencement ni fin. Elle nous entraine au cœur même de l’essence de l’arabesque, dans l’infini de la création.

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* Frédéric, Commentaire sur Viens !

Harmonie

La brume pend aux arbres comme de l’encens (*). La terre brûle son parfum. Il ne manque que le cliquetis de la chaîne qui se balance. Les aiguilles de pin se secouent dans le vent du soir qui apporte, portée après portée, la mélodie sourde de la nuit. La mélodie des corps endormis, la mélodie des corps embrasés, la mélodie des corps consumés.

Les arbres émergent d’un lavis mélancolique qui explore toutes les nuances sépia des chairs indolentes. Le peintre a fouillé une palette étroite et d’un trait de plume redressé les végétaux engloutis dans le brou de noix.

Le lait de la lune et le fumet de la terre tissent une couverture d’amour pour protéger la reine brune de la forêt des morsures du froid.

Sa prière s’élève en volutes jusqu’au ciel d’où la contemple le grand tisserand.

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* L’histoire de la brume, Stuart Dybeck

Le matin où j’ai appris la nouvelle de ma mort

Le matin où j’ai appris la nouvelle de ma mort, j’étais assis dans mon bureau du 2e étage face à la baie vitrée. Je regardais le soleil se lever et tremper la Seine dans un jus rose et or. Le pont de Neuilly était complètement saturé comme tous les matins. Je contemplais ce tronçon de Seine bordé d’arbres entre la tour où j’étais assis et ce pont grouillant et répugnant. Un gros insecte métallique et grisâtre qui tentait de plonger dans les entrailles de la terre.

Cette portion de Seine était un havre pour les yeux. D’abord les couleurs du levant qui caressaient son dos et donnait un inhabituel relief doré à son léger clapot. Frémissement de peau aquatique sous les rayons tendres de novembre. Ensuite les rouges de l’automne qui mordorent tous les arbres qui la ceignent. Et l’ombre des branches bientôt dégarnies sur leur versant ouest. A cette heure, nul aviron encore pour fendre l’eau aussi précisément qu’une fermeture éclair. Je me suis toujours demandé quel spectacle s’offre ainsi au regard de l’avironneur qui plonge entre ces deux lèvres d’eau gonflées.

J’étais assis là depuis bientôt une heure, depuis l’ouverture automatique des portes électriques. J’avais signalé ma présence au gardien des lieux en glissant ma carte de plastique dans la fente prévue à  cet effet. Quelque part le monstre anonyme savait donc que j’étais là, prêt à en découdre, la peur au ventre de perdre mon boulot. Le peu d’énergie qui me restait encore, et qui parvenait à surnager par-dessus mon stress intense, me permettait de profiter du lever matinal de soleil et d’en savourer le sel.

J’étais usé, stressé parce que je résistais au changement, claironnait mon supérieur à qui voulait l’entendre, broyé lui aussi par le langage éthéré et convenu des faiseurs de changement, très chers et tous puissants. Faiseuses d’anges qui détruisent le vivant, le créatif. Faiseurs d’ombre des temps modernes. C’est tellement plus simple d’utiliser la force et la coercition que la joie, le plaisir. Contraindre plutôt que donner envie. Nos dirigeants se comportent comme des montreurs d’ours du siècle dernier. Quel manque sordide d’imagination.

J’étais assis là, tentant de ramasser les morceaux épars de moi même pour affronter une nouvelle journée de souffrance. J’écoutais la radio, seule voix, qui, loin d’être agréable au moins n’était pas hostile. La speakerine annonça avec la voix de circonstance qu’un drame humain (je me demande toujours ce que sont les autres drames) s’était déroulé tôt ce matin dans les locaux encore inoccupés d’une tour de La défense. Un employé sans souci, très bien noté par sa hiérarchie (et blablablabla) quoique un peu surmené ces derniers temps (ben oui rentrer régulièrement à plus de minuit chez soi pour repartir à vers 6 heures, cela use) s’était tranché la gorge avec un morceau de baie vitrée.

Les autorités sur place ne savent pas encore si c’est un malheureux accident – cette baie vitrée était fendue depuis plusieurs semaines et pas réparée malgré les nombreux signalement – ou si c’est un suicide. L’enquête permettra de déterminer avec précision les circonstances du drame.

Les deux fronts

Alice commençait à se lasser de rester assise sur la berge, et de n’avoir rien à faire. Une fois ou deux, elle avait risqué un œil sur le livre que lisait sa sœur ; mais on n’y trouvait pas d’images ni de conversations ; à quoi peut bien servir un livre pensait Alice, où il n’y a ni images, ni conversations ?

Elle se demandait si cela en valait la peine de descendre dans la rivière se laisser caresser les pieds par l’eau. L’après midi était chaude, la tête lui tournait un peu, et elle imaginait avec délice la fraicheur lui remonter par les pieds. Elle se demandait à quel endroit dans son corps le chaud et le froid s’affronteraient. Et si les prévisions météo étaient exactes, il y aurait une averse, une tempête de neige ou peut être même un ouragan à cet endroit.

Elle se demandait comme cela pouvait bien se manifester dans son corps ; si elle sentirait quelque chose ; si les autres percevraient quelque chose. Elle décida que sa soeur était bien trop absorbée dans son drôle de livre  pour être capable d’entendre ou voir quelque chose. Un problème de réglé. Sa mère était assez loin et très affairée dans le potager. Un autre problème de réglé. Son père était à la cuisine, tout absorbé par la préparation du repas de géants du soir. Restaient donc le chien et les deux chats, aussi invisibles que le reste de la maisonnée.

Elle se demandait si cela valait la peine de vivre une telle expérience sans spectateur. Elle n’était pas très sure. La curiosité prit le dessus et elle commença tranquillement à se déchausser. D’un geste doux et précautionneux, elle ôta la boucle de sa sandale droite sans faire de bruit et glissa la chaussure loin de son pied. Elle était surprise des marques de cuir sur sa peau comme des zébrures de fouet. Elle considéra un instant son pied avec stupeur comme si elle le voyait pour la première fois.

Mais son oeil fut bien vite attiré par une mare de pâquerette qui ne demandaient qu’à être tressée en diadème de princesse. Plus tard, plus tard se disait-elle. D’abord la rencontre des deux fronts qu’elle voyait avec des petits fanions noirs virevoltant dans son ventre, ou ses poumons. Elle  glissa sur les fesses de vingt centimètres. Pas de réaction de sa soeur. Elle s’est enhardie et a donc attrapé son deuxième pied, chatouillé ses orteils à travers les sangles puis ôté la boucle et la chaussure. Elle posa délicatement ses deux pieds sur l’herbe et savoura.

Si elle continuait à descendre tranquillement, elle avait toutes les chances de rejoindre la rivière avant que se soeur n’émerge de sa lecture. Elle aurait alors le loisir de plonger dans l’eau en prétextant que sa soeur de son cri leur avait fait peur. C’était jouable et surtout efficace pour rendre sa soeur complice et éviter une engueulade à la maison.

Elle se demandait pourquoi les adultes voulaient toujours que les enfants portent des chaussures. Elle se demandait comment ils faisaient pour sentir le sol, les creux et les bosses, le moelleux de l’herbe, la douceur des feuilles de pâquerette, le chatouillis des fleurs de trèfle, le contact coupant des feuilles de plantain, la jolie couleur jaune des boutons d’or écrasé sous le talon, le suc frais et poisseux des racines de pissenlit, des tiges de chélidoine.

Elle détestait les chaussures et appréciait beaucoup l’été pour cela. C’était la seule saison où elle pouvait se promener pieds nus sans que cela ne provoque d’orage familial. Les deux pieds dans l’herbe, elle sentait déjà la fraicheur bienfaisante de la terre. Moins frais que la promesse de la rivière mais délicieux quand même. Elle avait l’impression que ses pieds retrouvaient forme humaine sous le frais et se dégonflaient comme les ballons d’air qu’on lâche et qui s’enfuient en criant.

Elle rassembla ses deux sandales côté à côte, comme elle faisait à Noël dans l’attente d’un cadeau ou de la visite du père Noël. Elle se demandait comment le vieux barbu faisait pour préserver sa barbe des flammes des cheminées, et surtout surtout, comment il pouvait supporter toutes ces odeurs de pieds dans toutes les maisons. Il devait être sourd du nez en fait. pas d’autre explication possible. Sinon il n’aurait jamais laissé autant de paquets dans les maisons. Ou alors il aimait se faire mal, un peu comme sa soeur qui lisait ce livre sans images ni conversations.

Maintenant commençait l’épreuve la plus délicate, glisser subrepticement vers la rivière sans éveiller trop tôt les soupçons de la lectrice. Alice se demandait s’il valait mieux s’allonger et glisser ou bien descendre centimètres par centimètre en se râpant les fesses. Elle s’allongea pour examiner le décor : le ciel était bien bleu, zébré de quelques panaches d’avions qui avaient encore oublié de rembobiner leur fil. Et un soleil aveuglant en plein milieu. Pas pratique. Elle se remit sur ses fesses, tant pis pour la culotte qui allait verdir sous l’effort. A côté d’elle, sa sœur protesta « tu ne peux donc pas tenir en place ! tu es pire qu’un petit chien ». Et replongea dans sa lecture sans un regard. Ouf elle n’avait vu ni les sandales ni les pieds nus.

Alice reprit donc sa progression, centimètre par centimètre ; elle glissait vers l’eau qui se trouvait à moins d’un mètre. Accéder au surplomb de la rivière lui semblait très facile. Elle n’était quand même pas sure d’avoir les jambes assez longues pour les plonger dans l’eau. Et c’était le but, plonger les pieds dans l’eau pour provoquer une grande vague de froid qui repousse le front chaud dieu seul –  s’il existe –  sait où. Ce qu’elle avait donc un peu de mal à imaginer c’était comment provoquer un cri suffisant de sa soeur pour justifier la chute.

Bon voilà, elle sentait le vide intense et délicieux sous ses pieds. Après ce serait les mollets qui allaient eux aussi se trouver dans le vide, puis les cuisses, puis les fesses. Et même si elle n’était encore qu’au début de  l’école, elle savait très bien que les fesses ne restent pas dans le vide très longtemps. Même pas dans les dessins animés. Les fesses adorent bizarrement être appuyées sur quelque chose de ferme. Les fesses sont irrémédiablement attirées vers le sol ou la rivière selon le point de vue. Et c’était exclu puisque pour que expérience soit probante, et elle n’avait pas envie de se mouiller autant non plus.

Assise sur le bord, elle se tortillait en essayant d’allonger ses jambes. Pourquoi refusaient-elles obstinément d’obéir et de s’allonger bien gentiment ? Encore une bizarrerie. Est-ce que les adultes avaient souvent l’envie d’allonger leurs jambes à la demande ? Leurs ordres concernaient plutôt des sujets sérieux et ennuyeux. Elle avait l’impression que ses gros orteils effleuraient la surface de l’eau. Elle sentait l’humidité sous ses pieds et cela lui donnait un peu de fraicheur mais elle en voulait plus. Elle se décida donc à grommeler.

Sa soeur leva les yeux et poussa un énorme cri de surprise. Suffisamment fort pour qu’Alice décide de plonger dans la rivière les deux pieds en avant. Sa soeur hurlait mais elle aurait bien le temps d’en profiter avant de quitter ce petit paradis de fraicheur. Hum le délice de l’eau  qui courait sur ses mollets et les cailloux arrondis sous ses pieds. Elle ne voulait pas regarder, juste sentir le sol de la rivière sans se couper les pieds quand même. L’eau était vraiment fraiche ; Alice perdit presque la sensation de ses pieds qui s’engourdissaient comme les mains dans les boules de neige. Elle était furieuse parce que cela allait gâter l’expérience. Elle eut juste le temps d’entendre sa sœur se lever avant de se sentir brusquement soulevée dans les airs. La fraicheur s’arrêta net au dessus des genoux. Ce n’était que partie remise… Ses pieds papillonnaient de bonheur et elle dissimula soigneusement à l’intérieur d’elle même son grand sourire.

Une femme

Tout de suite, par les premiers mots qu’il lui adressa, il tint à la prévenir qu’il ne voulait pas s’engager dans une liaison trop sérieuse. Voici à peu près ce qu’il lui dit : « je t’aime beaucoup, et dans ton intérêt, je te propose que nous soyons prudents pour ne pas nous mettre en danger. Il n’avait même pas le courage ou la lucidité de lui dire la vérité,  ne t’accroche pas à moi, ne rêve pas de notre relation. C’était lui qu’il avait besoin de protéger. Elle, il s’en fichait comme d’une guigne.

Il lui servait régulièrement des fadaises éculées : « Garde du léger et de l’imprévu. Rien n’est plus morne et triste qu’une relation où tout est  planifié ». Bref il lui disait qu’elle était un bouche trou agréable, mais un bouche trou quand même dans son emploi du temps d’homme sérieux. Une maitresse tenait plus de la prostituée attitrée que de la compagne de tranches de vie. Un objet pratique d’hygiène quoi. Charmant.

Un homme sérieux, oui sans doute, il manipulait chiffres et humains à longueur de journée, engageait des euros qui ne sortaient pas de sa poche, palabrait des heures dans d’interminables réunions inutiles où pourtant il n’était pas possible de ne pas être. Paradoxe qu’elle ne parvenait npas à comprendre.

Aujourd’hui il lui avait expliqué qu’il avait du subir le plaidoyer d’un de ses dirigeants contre l’organisation qui ne fonctionnait pas bien. L’organisation ? Comment un machin virtuel dessiné amoureusement en huis clos des heures durant pouvait-il bien ne pas bien fonctionner. Il est parfait, on l’a payé suffisamment cher ; l’ armée de cerveaux nomades du grand consultant de la place ne peut pas se tromper. Non, non, vous vous trompez mon ami, cela n’a rien à voir avec la réorganisation. Ce sont les hommes qui résistent, des paresseux. C’est bien connu, cela traine dans tous les livres de management. L’organisation est hors de cause, elle est intelligente, logique, rationnelle, très claire. Même un enfant de cinq ans peut la dessiner et la comprendre. Alors débrouillez vous ! Remotivez vos troupes ! Exécution !

Elle regardait le bout ses Versace en marchant, écoutant le fer de ses talons frapper le goudron. Elle se demandait s’il avait été militaire tant son pas était régulier, le claquement de ses ordres et des chaussures aussi. Sans doute que les employés dont il parlait n’étaient eux aussi que des objets, des êtres déplaçables d’un poste à l’autre au gré des mouvements. Des êtres qui auraient dû se réjouir d’avoir du travail en ces temps abruptes de crise. Du travail, et dans une entreprise de prestige. In-ter-na-tion-ale.

Elle avait été amusée de sa cour – brève parce qu’il ne faut pas perdre de temps  –  ses prévenances – qu’elle ne croit surtout pas qu’il était une sombre brute égoïste –  et un rien, oh juste un soupçon de déférence – oui oui il avait de l’éducation. Elle lui avait donné toute licence de la contacter quand il voulait, comme il le voulait. Elle avait été curieuse de voir comment il se comporterait sans ses costumes bien mis.

Le temps de la découverte et du jeu était fini. Les confortables fauteuils club des grands hôtels parisiens ne la faisait plus frissonner. Les soirées à l’écouter parler de lui, encore et encore, lui donnaient la migraine. C’était peut être le bon moment maintenant de lui donner congé, comme un avant goût des licenciements à venir.