Alice commençait à se lasser de rester assise sur la berge, et de n’avoir rien à faire. Une fois ou deux, elle avait risqué un œil sur le livre que lisait sa sœur ; mais on n’y trouvait pas d’images ni de conversations ; à quoi peut bien servir un livre pensait Alice, où il n’y a ni images, ni conversations ?
Elle se demandait si cela en valait la peine de descendre dans la rivière se laisser caresser les pieds par l’eau. L’après midi était chaude, la tête lui tournait un peu, et elle imaginait avec délice la fraicheur lui remonter par les pieds. Elle se demandait à quel endroit dans son corps le chaud et le froid s’affronteraient. Et si les prévisions météo étaient exactes, il y aurait une averse, une tempête de neige ou peut être même un ouragan à cet endroit.
Elle se demandait comme cela pouvait bien se manifester dans son corps ; si elle sentirait quelque chose ; si les autres percevraient quelque chose. Elle décida que sa soeur était bien trop absorbée dans son drôle de livre pour être capable d’entendre ou voir quelque chose. Un problème de réglé. Sa mère était assez loin et très affairée dans le potager. Un autre problème de réglé. Son père était à la cuisine, tout absorbé par la préparation du repas de géants du soir. Restaient donc le chien et les deux chats, aussi invisibles que le reste de la maisonnée.
Elle se demandait si cela valait la peine de vivre une telle expérience sans spectateur. Elle n’était pas très sure. La curiosité prit le dessus et elle commença tranquillement à se déchausser. D’un geste doux et précautionneux, elle ôta la boucle de sa sandale droite sans faire de bruit et glissa la chaussure loin de son pied. Elle était surprise des marques de cuir sur sa peau comme des zébrures de fouet. Elle considéra un instant son pied avec stupeur comme si elle le voyait pour la première fois.
Mais son oeil fut bien vite attiré par une mare de pâquerette qui ne demandaient qu’à être tressée en diadème de princesse. Plus tard, plus tard se disait-elle. D’abord la rencontre des deux fronts qu’elle voyait avec des petits fanions noirs virevoltant dans son ventre, ou ses poumons. Elle glissa sur les fesses de vingt centimètres. Pas de réaction de sa soeur. Elle s’est enhardie et a donc attrapé son deuxième pied, chatouillé ses orteils à travers les sangles puis ôté la boucle et la chaussure. Elle posa délicatement ses deux pieds sur l’herbe et savoura.
Si elle continuait à descendre tranquillement, elle avait toutes les chances de rejoindre la rivière avant que se soeur n’émerge de sa lecture. Elle aurait alors le loisir de plonger dans l’eau en prétextant que sa soeur de son cri leur avait fait peur. C’était jouable et surtout efficace pour rendre sa soeur complice et éviter une engueulade à la maison.
Elle se demandait pourquoi les adultes voulaient toujours que les enfants portent des chaussures. Elle se demandait comment ils faisaient pour sentir le sol, les creux et les bosses, le moelleux de l’herbe, la douceur des feuilles de pâquerette, le chatouillis des fleurs de trèfle, le contact coupant des feuilles de plantain, la jolie couleur jaune des boutons d’or écrasé sous le talon, le suc frais et poisseux des racines de pissenlit, des tiges de chélidoine.
Elle détestait les chaussures et appréciait beaucoup l’été pour cela. C’était la seule saison où elle pouvait se promener pieds nus sans que cela ne provoque d’orage familial. Les deux pieds dans l’herbe, elle sentait déjà la fraicheur bienfaisante de la terre. Moins frais que la promesse de la rivière mais délicieux quand même. Elle avait l’impression que ses pieds retrouvaient forme humaine sous le frais et se dégonflaient comme les ballons d’air qu’on lâche et qui s’enfuient en criant.
Elle rassembla ses deux sandales côté à côte, comme elle faisait à Noël dans l’attente d’un cadeau ou de la visite du père Noël. Elle se demandait comment le vieux barbu faisait pour préserver sa barbe des flammes des cheminées, et surtout surtout, comment il pouvait supporter toutes ces odeurs de pieds dans toutes les maisons. Il devait être sourd du nez en fait. pas d’autre explication possible. Sinon il n’aurait jamais laissé autant de paquets dans les maisons. Ou alors il aimait se faire mal, un peu comme sa soeur qui lisait ce livre sans images ni conversations.
Maintenant commençait l’épreuve la plus délicate, glisser subrepticement vers la rivière sans éveiller trop tôt les soupçons de la lectrice. Alice se demandait s’il valait mieux s’allonger et glisser ou bien descendre centimètres par centimètre en se râpant les fesses. Elle s’allongea pour examiner le décor : le ciel était bien bleu, zébré de quelques panaches d’avions qui avaient encore oublié de rembobiner leur fil. Et un soleil aveuglant en plein milieu. Pas pratique. Elle se remit sur ses fesses, tant pis pour la culotte qui allait verdir sous l’effort. A côté d’elle, sa sœur protesta « tu ne peux donc pas tenir en place ! tu es pire qu’un petit chien ». Et replongea dans sa lecture sans un regard. Ouf elle n’avait vu ni les sandales ni les pieds nus.
Alice reprit donc sa progression, centimètre par centimètre ; elle glissait vers l’eau qui se trouvait à moins d’un mètre. Accéder au surplomb de la rivière lui semblait très facile. Elle n’était quand même pas sure d’avoir les jambes assez longues pour les plonger dans l’eau. Et c’était le but, plonger les pieds dans l’eau pour provoquer une grande vague de froid qui repousse le front chaud dieu seul – s’il existe – sait où. Ce qu’elle avait donc un peu de mal à imaginer c’était comment provoquer un cri suffisant de sa soeur pour justifier la chute.
Bon voilà, elle sentait le vide intense et délicieux sous ses pieds. Après ce serait les mollets qui allaient eux aussi se trouver dans le vide, puis les cuisses, puis les fesses. Et même si elle n’était encore qu’au début de l’école, elle savait très bien que les fesses ne restent pas dans le vide très longtemps. Même pas dans les dessins animés. Les fesses adorent bizarrement être appuyées sur quelque chose de ferme. Les fesses sont irrémédiablement attirées vers le sol ou la rivière selon le point de vue. Et c’était exclu puisque pour que expérience soit probante, et elle n’avait pas envie de se mouiller autant non plus.
Assise sur le bord, elle se tortillait en essayant d’allonger ses jambes. Pourquoi refusaient-elles obstinément d’obéir et de s’allonger bien gentiment ? Encore une bizarrerie. Est-ce que les adultes avaient souvent l’envie d’allonger leurs jambes à la demande ? Leurs ordres concernaient plutôt des sujets sérieux et ennuyeux. Elle avait l’impression que ses gros orteils effleuraient la surface de l’eau. Elle sentait l’humidité sous ses pieds et cela lui donnait un peu de fraicheur mais elle en voulait plus. Elle se décida donc à grommeler.
Sa soeur leva les yeux et poussa un énorme cri de surprise. Suffisamment fort pour qu’Alice décide de plonger dans la rivière les deux pieds en avant. Sa soeur hurlait mais elle aurait bien le temps d’en profiter avant de quitter ce petit paradis de fraicheur. Hum le délice de l’eau qui courait sur ses mollets et les cailloux arrondis sous ses pieds. Elle ne voulait pas regarder, juste sentir le sol de la rivière sans se couper les pieds quand même. L’eau était vraiment fraiche ; Alice perdit presque la sensation de ses pieds qui s’engourdissaient comme les mains dans les boules de neige. Elle était furieuse parce que cela allait gâter l’expérience. Elle eut juste le temps d’entendre sa sœur se lever avant de se sentir brusquement soulevée dans les airs. La fraicheur s’arrêta net au dessus des genoux. Ce n’était que partie remise… Ses pieds papillonnaient de bonheur et elle dissimula soigneusement à l’intérieur d’elle même son grand sourire.