3e tranche d’assises

Alors mardi, rebelote. Convocation pour 9h30 avec forte incitation pour être là à 9h15, histoire de commencer à l’heure. La bonne blague.

On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve

Je traverse le pont et me dirige vers le point de contrôle de la police. « Ah non ! Madame, vous ne pouvez pas passer par là, traversez et passez de l’autre côté ». Je lui demande : vous avez changé les consignes depuis une semaine ? Il me regarde : « c’est comme cela ! » J’avais oublié l’arbitraire et ses formes. Ok je traverse (une autre jurée qui est arrivée après moi a insisté en disant mais non, je passe par là, l’entrée du Palais est juste là, je suis rentrée la semaine dernière. Ah oui Madame, je vous en prie, passez).  Je suis canalisée dans un corridor de barrières de sécurité, on passe à deux, pas plus, pas très engageant. Arrivée sur la place, impossible de traverser pour rejoindre le Palais de Justice, il faut aller à gauche vers un autre poste de contrôle qui donne accès à un autre couloir qui traverse le boulevard. Diantre. Il y a un sacré enjeu de maîtrise des flux on  dirait. Le gendarme me demande d’ouvrir mon manteau, mon sac et mon sac à dos pour vérifier, à l’œil seulement il n’a pas le droit de toucher, si j’ai quelque chose de défendu. Franchement on n’y voit rien mais ce n’est pas grave. J’arrive au Palais à la guitoune de contrôle. Ah non, Madame, vous ne pouvez pas entrer par là vous devez passer par le poste de contrôle au 4. Je rêve.

Le Verdict

La suite est sans encombre jusqu’à l’aile A, et là la barrière de sécurité qui délimite le couloir nous empêche quasiment de descendre l’escalier glauque. OK tout ce resserrement c’est pour guider les gens vers la salle de retransmission des débats du procès des attentats de novembre. Visiblement les gens se perdaient. J’arrive en bas. Nouvelle équipe policière, beaucoup plus jeune que la semaine dernière. Ils sont en fonction depuis deux jours et ne connaissent pas le bâtiment. Tout va bien, ils n’ont aucune idée de où sont les sanitaires… Nous poireautons, quelques jurés déjà là. Arrive un des jurés tiré au sort la semaine dernière. « Alors, c’était comment cette expérience ? » Très intéressant me répond-il. Fatigant de rester assis aussi longtemps à écouter, écouter, écouter. Le 2e et le 3e jour c’était mieux, plus vivant. Et puis on n’a pas fini si tard que cela. Vers 18h30. Cela allait. « Et les délibérations ? » Cela a été assez facile parce que nous étions globalement sur la même ligne. « Et du coup la décision ? » Il a pris 11 ans avec une peine incompressible pour lui donner une chance de maitriser le français et d’apprendre un métier avant de sortir. Au fur et à mesure du procès il ne parlait plus et demandait à son interprète de traduire. Il n’a répondu à quasiment aucune question, de coup c’est allé beaucoup plus vite.

Misère me dis-je. Je sais bien que cela peut être une stratégie de défense, mais je pense à la victime et à son besoin sans doute d’entendre des mots. Onze ans c’est assez sévère, le tarif c’est dix ans. Oui tu as bien lu, dix ans. C’est beaucoup ? Pas beaucoup ? Moi je trouve que c’est énorme parce que si on (nous, la société, l‘Etat) ne fait rien pour accompagner cet homme, il n’a aucune raison de changer, c’est très compliqué de changer seul. Et je ne crois pas que la peur de refaire de la prison soit une barrière d’une quelconque efficacité.

Quand tu sais que seulement 1% des plaintes pour viol finissent aux assises… tu vois bien que pour prévenir les viols, la solution est ailleurs. En revanche, la société devrait prendre sérieusement en charge le problème de ceux qui arrivent aux assises ou en correctionnelle : une réponse collective par le soin des agresseurs, plutôt qu’individuelle par leur emprisonnement. L’enfermement est une peine mais seul, il ne répare rien, ni la victime, ni l’agresseur.

Retour sur la nouvelle affaire.

L’huissier arrive avec des listes, suivi du greffier apprenti. Ils discutent avec l’équipe de police. Ils rentrent, suivi d’un homme âgé envers qui tout le monde est déférent. Ah je crois que je le reconnais, il a trempé dans l’affaire des fadettes de Sarko. Drôle de ministère public. Nous entrons. Un policier nous fait asseoir banc par banc. Tiens encore un changement, ce n’est plus placement libre. La greffière arrive, différente, vive et énergique. Commence une attente familière.

9h30, la greffière demande à voir l’accusé pour lui notifier l’acte de révision de la liste des jurés. Le gendarme va voir et revient bredouille. Il n’est pas encore arrivé. La victime arrive peu après, un monsieur aux tempes grisonnantes, totalement renfermé sur lui-même, un hérisson.

9h50, la greffière appelle le dernier juré encore manquant. Vous êtes où Monsieur ? Ah d’accord. Le procureur général s’impatiente un peu. Il arrive, lui dit-elle, c’est imminent. L’accusé est arrivé, les avocats aussi. Je suis juste derrière le banc des avocats de la Défense. J’attends que ce dernier ait fini de chuchoter avec son client de longues minutes et lui demande à qui servent les deux morceaux de tissu sur son épaule. Il éclate de rire. Je n’en ai aucune idée, cela fait partie de l’uniforme. Et en principe, à Paris, il n’y a pas de bande d’hermine au bout. Ah bon ? Oui, et je ne sais pas pourquoi !

Son manque de curiosité me surprend, je ne m’imagine pas porter un uniforme sans savoir d’où il vient, de quoi il est composé. Nous ne fonctionnons pas pareil !

10h passées, le dernier juré entre et s’installe. Entre temps derrière moi, deux jeunes femmes, des jurées de la semaine dernière. Même question : « Alors c’était comment ? » Super glauque me répondent-elles en cœur. Éprouvant et glauque. Et la cantine du Palais super bruyante et chère pour ce qui est servi. Elles ne souhaitent pas être tirées au sort à nouveau. L’homme de tout à l’heure non plus, il aspire à profiter de sa semaine de vacances avec sa femme et ses enfants comme il l’expliquera un peu plus tard au Président.

Entrée en scène

« La Cour ! » aboie la greffière. Nous nous levons. Le Président entre flanqué de deux assesseures. Je me demande si c’est la règle que les assesseurs soient du sexe opposé au Président. Puis l’avocat général. Il essaie son micro cela ne marche pas très bien. La greffière vient à son secours, le tapote et ô miracle la lumière rouge s’allume. Il peut parler. « Bonjour messieurs dames, nous adresse le Président, veuillez-vous asseoir ». Il demande à l’accusé de décliner son identité, ce dont il s’acquitte en se levant. Il procède aux formules d’usage avec l’avocat et l’accusé. Puis fait de même avec les parties civiles Le 2e avocat est l’avocat d’une autre victime. Ah deux victimes ? le mystère s’épaissit. S’en est fini. Le tirage au sort va pouvoir commencer.

Avant cela, la Cour statue la demande d’une jurée d’être dispensée (elle a été tirée au sort la semaine dernière) pour cause de décès familial et d’inhumation prévue. Demande acceptée. Vient ensuite le cas d’un juré absent,  « touché » puisqu’il a bien accusé réception de sa convocation, mais qui n’a pas répondu aux trois messages que lui ont laissé les greffières. Le Président se tourne vers l’avocat général et lui demande s’il pense qu’il faut infliger une amende à ce juré défaillant. Compte tenu de la situation, l’avocat général propose une amande de 500 euros. Il demande ensuite la profession du juré : analyste financier. La Cour confirme. Vlan.

Le tirage au sort

Le Président pose que compte tenu de la durée prévue de l’audience, il lui semble raisonnable de prévoir deux jurés supplémentaire. Il passe ensuite la parole à l’avocat général pour recueillir son avis, ce dernier valide. Encore une petite différence  de protocole par rapport à la semaine dernière.

Il rappelle que la défense peut récuser quatre personnes, et l’avocat général trois. Il s’adresse à l’accusé et lui demande s’il va exercer lui-même son droit à la récusation ou s’il a donné mandat à son avocat. C’est l’avocat qui répond, il a le mandat.

A  l’appel de nos noms (et non plus de nos numéros de jurés cette fois) nous nous levons, le Président nous salue d’un bonjour Monsieur ou Madame selon, et met le jeton qui porte notre nom dans sa grande boite en bois ; son micro marche mal, le bruit mat des jetons jetées ne nous explose pas le tympans cette fois.  Premier juré tiré, un homme va s’assoir à la droite du président, deuxième juré un femme, récusée par la défense, nouveau tirage, une femme, pour le 3 juré, nouveau tirage, une femme, récusée quand elle atteint sa chaise ou presque, puis un homme, puis une femme, récusée, puis une femme, puis un homme. Et les deux jurés supplémentaires sotn un homme et une femme. 5 hommes, 4 femmes donc, l’inverse la semaine dernière. J’ai cru que les récusations c’était à cause de leur genre, mais en y réfléchissant bien, vu que la récusation n’était pas immédiate, je pense que c’était sur la base de la profession ou de l’adresse géographique peut être aussi.

Voilà le jury est composé, ils ont pris place. Le Président leur lit le serment et leur demande chacun son tour de prêter serment. Les huit mains droites levées jurent (si tu ne te souviens plus du serment regarde le billet précédent). Aucun des nouveaux jurés ne l’était la semaine précédente.

A leur place, sur le bureau, les jurés trouvent une feuille de papier avec les questions auxquelles ils devront répondre lors de la délibération. Recto verso. Diantre. Il rappelle que les Assises sont une procédure orale, aussi invite-t-il les jurés à prendre des notes ; la mémoire est une chose fragile ajoute-t-il. Pas d’huis clos requis, je peux rester et assister au démarrage de l’audience proprement dite.

9 jurés tirés au sort la semaine dernière, 11 cette semaine soit 20 au total sur une liste qui comportait 30 noms la semaine dernière (sans compter les suppléants), et 28 cette semaine. Je n’ai pas été tirée au sort, je ne vais pas jouer au loto demain…88 euros d’indemnisation par juré, deux jours pour tout le monde plus les journées d’audience pour les tirés au sort, cela commence à faire une coquette somme.

10h30 les débats sont ouverts

Le président fait une revue du planning des auditions : témoin n°1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7 qui aujourd’hui, qui demain. Expert numéro 1, 2, 3, 4. Cela se complique : l’expert numéro 1 n’est pas disponible parce que mobilisé sur l’affaire Knoll (cela m’évoque vaguement une vieille histoire, mais mes voisins sont plus prompts à réagir. Ah oui la vieille dame lacérée de coups et partiellement calcinée en 2018). Le procureur et l’avocat de l’accusé insistent auprès du Président, dans la mesure où cet expert est dans les lieux puisque ce procès se déroule également ici, ne pourrait-il pas venir, ne serait-ce que dix minutes, ce serait mieux que de seulement lire son rapport, son éclairage serait précieux (j’imagine que l’un et l’autre ont des questions à lui poser). Le Président demande à la greffière de contacter l’expert et lui laisser un message en ce sens. Plaidoirie de l’avocat des parties civiles mercredi après-midi, réquisitoire de l’avocat général jeudi matin, plaidoyer de la défense jeudi après-midi. Ah tiens cela pourrait ne durer que trois jours.

A suivre….

2e tranche d’assises

Je suis partie tôt, je ne voulais surtout pas être en retard. Les mêmes barrages de police, les mêmes pièces demandées. Arrivée à la guitoune d’accès, je me souviens que la Présidente nous a dit que nous devrions pouvoir rentrer plus vie aujourd’hui par la file de gauche. Je ne suis pas très convaincue parce que l’accès est en principe réservé aux cartes rouges, jaunes et autres couleurs extravagantes. Moi je suis en « accès sur liste » dans la file de droite. N’importe. Je me présente au gardien et je lui demande si en tant que jurée je peux passer par là. Il me répond que non mais que je peux couper la file et me glisser juste au contrôle de sécurité. 20 minutes de queue en moins. Chouette. Je le remercie. Je monte les marches, cela pique un peu ce matin et je prends le même chemin qu’hier. Un avocat est interviewé par les médias sur les marches qui mènent à l’audience des attentats de novembre. Je contourne l’attroupement.

Blancheur

Les portes de notre salle sont fermées, j’en profite pour aller faire un tour dans la cour adjacente. Je longe les murs pour regarder par les fenêtres. Tout est blanc, lumineux, immaculé et désert. Je me demande bien qui travaille là. Je tombe sur des panneaux signalétiques : police judiciaire, brigade antigang, je frissonne. Passe un officier, un fusil mitrailleur en travers du corps, tout sourire. Oups, demi-tour, je retourne au chaud près des autres peut être futur jurés. Pas envie de me confronter à cette drôle d’atmosphère répressive et armée. Pourtant c’est bien un crime qui s’apprête à être jugé dans la salle que je rejoins. Encore virtuel dans ma tête je crois.

Il est 9h10, l’officier de gendarmerie ouvre les portes. Les plantons prennent place avec la liste d’émargement. Présenter sa pièce d’identité et sa convocation. En face de mon numéro, le planton met une petite croix. Je rentre dans la salle d’audience du Tribunal, le prétoire, qui est encore vide, je suis la première, j’en profite pour prendre au vif quelques photos du lieu, et notamment du box des accusés. Placement libre sur les mêmes bancs qu’hier, je décide de changer de coté de l’allée pour avoir un autre point de vue sur la salle, varier les plaisirs.

L’huissier jovial, vêtu de sa robe noire est là, il nous salue quand nous entrons ; le jeune greffier fait son apparition en tenue civile, les bras encombrés de papier. Nous nous installons doucement, prenons notre place dans l’espace. Arrive la greffière revêtue elle aussi de sa robe noire, signe distinctif des femmes et des hommes de loi qui existe depuis le XIIIe siècle pour les avocats. Le procureur général, visage complétement fermé, s’installe aussi pas très loin de moi, sous une grosse pendule cerclée de bois clair, et dégaine son ordinateur. Les avocats de la défense arrivent progressivement, un homme en costume accompagnée d’une jeune femme. Il va présenter sa collaboratrice à  la greffière qui lui demande si elle sera assignée à l’audience, il confirme et lui demande à quel moment il faut le signifier à la Présidente. Je suis perplexe, l’avocat de la défense qui figure sur notre convocation est censé être une femme prénommée Caroline. Bizarre. J’ai googlisé son nom hier et j’ai découvert qu’elle avait remporté le concours d’éloquence des avocats, et avait ce titre pendant un an défendu des accusés « sans avocat ». Commise d’office donc. Je me suis demandé si c’était à nouveau le cas. J’ai aussi découvert qu’elle était mobilisée sur le procès des attentats de novembre 2015, elle défend un des logisticiens. Bigre. Je me demande comment on fait pour défendre de telles personnes. Peut-être que cela oblige à scinder les sujets. Défendre une personne pour que la loi qui lui est appliquée soit juste, ce n’est pas défendre les comportements et actions de la personne. Même si c’est clair intellectuellement, il me semble quand même que c’est passablement bousculant.

Quel est donc cet accessoire ?

Les deux avocats retournent à leur banc et mettent leur robe noire, vestige des soutanes des avocats de jadis. Je remarque que la toge de l’homme est différente de celle de sa collaboratrice. Sur l’épaule gauche de sa robe, il y a deux morceaux de tissu, comme deux manches cousues sur l’épaule, l’une large, l’autre plus étroite, ornées d’une fourrure blanche. Et cet étrange appendice double est porté à l’arrière. Je me demande bien à quoi cela sert. Quant à la toge, elle vise à assurer l’égalité d’apparence des différents membres du Tribunal.

9h25, l’interprète de l’accusé entre et se présente à la greffière. En moi quelque chose se détraque. J’imagine l’horreur d’être questionné et jugé dans une langue qu’on ne maitrise pas. Abomination. La greffière lui recommande de s’installer sur le 2e banc, collé au box de l’accusé pour pouvoir échanger librement avec ce dernier. Il s’exécute. Il est grand, noir de peau, et posé. Drôle de métier, et en même temps si précieux.

9h27, les avocats et l’huissier sortent. L’avocate de la défense, la fameuse Caroline arrive. Bigre 3 avocats. Tout à coup je me dis que si l’audience dure 4 jours, c’est peut être un dossier beaucoup plus complexe que ce que j’avais imaginé. Un gendarme entre et vient demander s’il peut faire entrer l’accusé. Le silence se fait dans la salle. La greffière répond qu’elle va d’abord aller avec M. l’interprète remettre à l’accusé l’acte de révocation des jurés (celui établi la veille lors de l’audience décrite dans le billet précédent)

9h35 les avocats de la défense reviennent, ouvrent leur cartable, sortent leur dossiers, et face au manque de place dont ils disposent, s’adresse à leur voisin, l’avocat de la victime, « excusez-moi confrère, peut-on emprunter le banc de la partie civile pour poser nos manteaux ? Celui de l’accusation est un peu restreint ». Ah oui vraiment la langue des avocats et de la justice est assez particulière, les tenues et la gestuelle aussi. Alors que je suis femme, blanche, européenne, aisée et cultivée, cela me semble un voyage en pays étranger ; je pense avec émotion à celui qui entre dans le box des accusés qui en comprendra encore moins que moi les codes et qui pourrait bien se demander où il est tombé.

L’accusé arrive

Il rentre les épaules basses, accompagné d’un gendarme qui lui enlève ses menottes. Il est tout mince et assez jeune, les yeux au sol, habité d’une grande tension. Pantalon noir, T-shirt ajusté à longues manches grises. Coupe de cheveux à la mode : côtés rasés sauf une large bande sur le crâne. Sa peau est plus foncée que celle des jeunes africains que j’ai l’habitude de voir dans mon quartier. Il s’assied au bout de son box, séparé de la greffière d’une côté, de ses avocats et de l’interprète de l’autre par des vitres blindées.

La longue, longue attente se poursuit, ponctuée d’appels de la greffière aux jurés en retard. Visiblement tout le monde est bloqué dans la file d’attente pour passer le contrôle de sécurité. La greffière informe l’avocat de la défense que son client est arrivé « vous ne voulez pas voir votre client ? » lui demande-t-elle. Il se lève et s’empresse de rejoindre son client à l’abri des regards.

La victime arrive

9h50 la victime arrive, jean gris, petit haut blanc sans manches, veste noire ajustée, les cheveux bouclés laissés libres. Elle est tendue, gestes saccadés, sans doute aussi inquiète d’être en retard vu l’heure. Son avocat est sorti quand elle s’installe. Elle restera seule un long moment. Elle est juste devant moi, à moins d’un mètre. Je l’entends respirer par saccades. Ses yeux s’agitent, elle a ourlé ses sourcils d’un trait de khôl. Une belle femme, elle dégage assurance et autorité malgré sa nervosité. Elle coupe son téléphone et s’immobilise.

Je vais voir la greffière pour lui demander s’il est encore possible d’aller aux toilettes, elle me répond que oui vu qu’on attend encore des jurés. Je sors accompagnée de ma voisine. Un gendarme m’arrête. Vous êtes jurée ? Oui, enfin presque. Alors vous ne pouvez pas aller aux toilettes seules, vous devez être accompagnées. Ah oui c’est vrai la Présidente hier nous avait dit qu’il était interdit de parler en dehors de la salle aux autres jurés ou à toute personne en lien avec l’affaire. Il regarde sa montre, les couloirs, appelle une gendarmette et lui demande de nous accompagner. On va où ? Il hésite un peu, regarde sa montre à nouveau et lui dit, là, au plus près. Nous irons donc dans les toilettes réservées à la Cour. Les couloirs sont du même blanc immaculés que ceux entraperçus ce matin. L’assesseur aveugle d’hier est assis là dans une salle, à attendre, accompagné de son auxiliaire de déplacement. Silencieux et intimidant, c’est un géant. De retour dans la salle je vois la victime en discussion animée avec son avocat, des larmes ourlent à présent ses paupières, elle agite fébrilement un certificat médical. Son avocat essaie de l’apaiser. Je la sens sur des charbons ardents. Qu’est-ce que cela doit être difficile de se retrouver des années plus tard à moins de 5 mètres de son (présumé) agresseur.

10h10, un coup, la Présidente entre revêtue de sa robe rouge, suivie des mêmes assesseurs que la veille. Le procureur général lui est différent. Ils s’installent à leur place. Elle demande à l’interprète de se présenter et de prêter serment. Il jure. Elle demande à l’accusé de se présenter. Profession ? je n’en ai pas, j’ai fait une formation mais je l’ai ratée. Elle lui demande ensuite où il habitait, 18E répond-il, oui mais chez qui ? dans un foyer. Il lui répond comme il parlerait à un pote, faussement décontracté. Cela fait un drôle d’effet. Misère. Elle lui rappelle ses droits, notamment celui au silence. Son interprète traduit.

Le tirage au sort

10h17 le tirage au sort va pouvoir commencer. Comme hier, la Présidente nous appelle un à un et nous demande de nous lever. Après chaque nom, elle dépose un jeton dans une grande boite en bois, ou plutôt elle le jette. Le jeton, en bois lui aussi, porte notre numéro d’ordre. Comme le micro de la Présidente est allumé, les jetons font un bruit d’enfer dans leur chute. Trente coups intenses seront infligés à nos oreilles. 

Elle rappelle que l’avocat général a le droit de récuser 3 jurés tirés au sort, et l’accusé 4. L’accusé a donné mandat à son avocat pour le faire à sa place. Hier elle nous disait que souvent dans les affaires de viol, il y a des récusations d’homme pour avoir au moins trois femmes jurés. A la différence des Etats-Unis où les avocats connaissent les jurés et ont mené une enquête sur eux, ce n’est pas le cas en France. La Présidente demande à l’Avocat général combien de juré supplémentaire est souhaitable. Il pense que deux ce serait bien. Elle acquiesce.

L’appel des jurés étant terminé, elle procède au tirage au sort : juré n°22, juré n°18 – récusé en plein vol avant d’atteindre sa chaise par l’avocat général, il accuse le coup, on croirait qu’il vient de prendre une grande claque. C’est un moment étrange. Quand on arrive là, on est tous égaux, on a tous été tiré.es au sort, indépendamment de notre âge, sexe, profession. Et tout à coup la récusation vient faire émerger l’une de nos trois qualités, et c‘est « à cause » de cette qualité que l’on est récusé, à moins que ce ne soit juste la manifestation de pouvoir du ministère public, de décider arbitrairement qui reste, qui sort. Le juré 18 est donc récusé, il regagne sa place. Juré 42, juré 40…. Et ainsi de suite 4 femmes deux hommes, et les deux jurés supplémentaires sont des femmes. Le tribunal est donc composé de 5 femmes (4 jurés, la Présidente) et 4 hommes (2 jurés, 2 assesseurs). Les jurés sont placés par l’huissier dans l’ordre de tirage, la jurée n°1 près de la Présidente, la 6 beaucoup plus loin, et les jurés supplémentaires sur des chaises inconfortables (ce dont la Présidente est d’ailleurs désolée).

10h32 la Présidente lit aux jurés leur serment : « Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre X…, de ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse, ni ceux de la victime ; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration ; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection ; de vous rappeler que l’accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter ; de vous décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre, et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions ». Ensuite elle appelle individuellement chacun des jurés qui dit en levant la main droite : « Je le jure ». Elle leur rappelle leurs droits et obligations : prendre des notes, lui faire passer les éventuelles questions ou la solliciter pour poser une question directement (la veille elle nous avait expliqué combien c’est important de respecter ce tour de parole : la Présidente, les assesseurs, les jurés, l’avocat général, la défense, l’accusé ; ne pas le respecter c’est obliger à reprendre le tour intégral…).

Elle s’adresse aux jurés qui n’ont pas été tirés au sort, et leur dit qu’ils sont libres de s’en aller, et leur donne rendez-vous mardi prochain pour le nouveau tirage au sort. Sur ces entrefaites un homme est entré, il a hélé de la main l’accusé, un sourire a éclairé son visage.

Huis clos

Lorsque c’est son tour de parler, l’avocat de la victime demande, comme le droit l’y autorise, à ce que l’audience se déroule à huis-clos. Demande agréée par l’avocat général et la Présidente. La Présidente dresse alors la liste des personnes non assermentées qui peuvent assister à l’audience, une stagiaire, l’assistante de l’assesseur. Et du côté des avocat de la défense, quelques étudiants avocats qui souhaitent pouvoir venir écouter la plaidoirie. Elle demande ensuite aux forces de la gendarmerie de bien vouloir faire exécuter cette décision. Elle ne nous demandera pas directement de quitter la salle. Protocole, protocole, protocole.

10h42 Nous étions encore une demi-douzaine, désireux d’en voir plus du fonctionnement de la justice et d’une cour. Mais ce ne sera pas pour cette fois. Nous ramassons nos affaires et sortons. Sur le banc dehors, là où nous étions assis tout à l’heure, une femme attend, foulard violet sur les cheveux, peau ébène, elle semble très calme. Seuls ses yeux s’agitent. Personne d’autre. Sa solitude me rend triste.

Fin de partie

Je rejoins dans les escaliers le groupe qui est sorti plus vite, nous bavardons. L’une des jurées était assise juste derrière la défense, elle a cru les entendre dire qu’ils allaient plaider l’irresponsabilité pénale pour cause d’autisme. Cela me coupe le souffle. Même si je comprends, je trouve cela terrible. Je me demande comment les victimes peuvent vivre avec cela, un non-lieu pour irresponsabilité pénale.  Comment la société peut-elle agir pour empêcher une personne, par ailleurs livrée à elle-même ou presque, de perpétrer des actes criminels quand elle bénéficie d’un non-lieu ? J’ai une pensée émue pour nos huit collègues qui vont plonger dans cette affaire pendant quatre jours, quatre longs jours d’audition à écouter une multitude d’intervenants, à se laisser traverser par de nouvelles informations, à oser changer d’avis, douter, hésiter, prendre le temps de se forger une intime conviction pour finalement se prononcer et sur la culpabilité et sur la peine. La justice est rendue au nom du peuple français, d’où la présence de ce jury populaire que Napoléon aurait bien voulu déboulonner.

Nous nous séparons sur un joyeux et sonore, à mardi !

Tranche d’assises

Courant 2020 je reçois un courrier de ma mairie d’arrondissement m’informant que j’avais été tirée au sort et que j’étais mobilisable comme jurée en 2021. Avec la possibilité d’être révoquée si j’avais déménagé. Je voulais signaler mon déménagement en Drôme pour cause de Covid, et j’ai laissé passer la date. Ainsi va la vie.

J’avais oublié ce courrier, et puis fin septembre, mon frère m’appelle un peu inquiet : « tu as reçu un courrier de la cour d’assises, j’ouvre ? » A ce moment, je sais que j’ai été retenue. Mon frère ouvre et confirme le point. Un seul bug. On est le vendredi 25 septembre, il est 16h55 et ma réponse doit parvenir avant le 28 septembre soit le lundi. Je tente, en vain, de joindre le greffe qui ferme à 17h. Tant pis, j’envoie un recommandé avec AR pour répondre et confirmer ma disponibilité et j’explique que la Poste dans sa grande efficacité a choisi de ne pas faire suivre cette convocation à ma 2e adresse ce courrier (celui-là et tant d’autres importants). Le lundi matin j’appelle le Greffe pour dire la même chose. Mon interlocutrice me remercie de mon appel et me dit que la date butoir, ben c’est pour que les gens répondent, mais que mon retard n’est pas du tout un souci. Me voilà rassurée et un peu agitée. Agitée par l’enjeu.

Je regarde à nouveau le contenu de l’enveloppe : une convocation, un plan du bâtiment – le palais de Justice au métro Cité – un récépissé de convocation à retourner, une copie des intitulés des affaires à juger – un viol, une récidive de tentative de holdup à main armée. Je réalise que je ne sais pas bien ce que sont les assises, certes c’est la cour qui juge des affaires les plus graves, des crimes comme le dit le courrier, mais encore ? Je réalise que je ne sais pas bien comment fonctionne la justice. Des brèves séquences à la télé, des pages dans les polars, des récits dans la presse. Mais comment c’est dans le détail, je n’en ai aucune idée. Et je me dis que c’est une belle opportunité d’en savoir un peu plus sur ce fonctionnement.

D’un autre côté, avoir à statuer sur une affaire de viol m’effraie un peu. Après la grande claque du film d’Alexe Poukine Sans frapper vu au festival de Mirabel & Blacons en 2019, après tout ce que j’ai lu sur les violences faites aux femmes (et aux hommes) d’abord King Kong Théorie de Virginie Despentes, puis cette année, notamment La Familia grande de Camille Kouchner qui décrit avec une précision horlogère les mécanismes d’emprise et de silence, le roman Les orageuses de Marcia Burnier, et puis, plus récemment, avec le film de Flore Vasseur Bigger than us qui montre comment la culture du viol est encore tissée dans des rites de passage (là il est question du Malawi), je me demande comment être neutre ? Suis-je neutre ? Je ne crois pas. Je me sens tiraillée entre la femme en moi qui aspire à faire reculer la violence, à faire condamner les auteurs de viol (tu sais combien de plaintes sont classées sans suite ? c’est ahurissant) et la citoyenne qui doit respecter la loi. Mais appartenir à un jury populaire, c’est jouer un rôle particulier, c’est arriver riche de sa vie et de son expérience civile, s’appuyer dessus. Alors quel chemin trouver entre ces lignes de crête ?

Un mois à attendre. J’en parle un peu, je connais une seule personne qui a été jurée il y a presque trente ans. Je découvre aussi que ces audiences auxquelles je participerai peut-être se déroulent en même temps que le procès des attentats du 13 novembre 2015. Et là je suis un peu douchée. J’imagine l’énergie lourde et chargée qui va circuler dans ce lieu, épaisse comme un brouillard d’hiver. J’imagine aussi les conditions drastiques de sécurité autour du Palais de justice et dans le Palais de justice.

La probabilité d’être tiré au sort est minime. En moyenne, seule une personne sur 1 500 se voit appelée à « participer à l’œuvre de justice » en France. A Paris la liste des juré.es potentiel.les est de l’ordre de 2 300 tous les ans. Pourtant certains sont tirés au sort plusieurs fois. La Présidente a revu ainsi 3 fois une même personne, et trois fois tirée au sort comme juré. Lorsqu’on siège, on est indemnisé 88 euros par jour d’audience. La Cour ne rembourse pas les frais de transport ou de parking à Paris, sauf les frais de taxi en cas de fin de session tardive (1h du matin en semaine, 2h du matin le vendredi). Et pour celleux qui auraient une diminution de salaire il est possible d’avoir une compensation horaire jusqu’à hauteur du SMIC.

Je suis sur la liste des jurés titulaires tirés au sort, numéro 20. La session d’assise va durer deux semaines. Une affaire par semaine. Je ne sais pas si c’est beaucoup ou normal. Nous sommes 42, plus une douzaine de jurés suppléants (d’ordinaire c’est 36 +10, mais le Covid est passé par là, les défections citoyennes aussi peut être je ne sais pas). Nous avons tous·tes plus de 23 ans et sommes inscrit.es sur les listes électorales. Nous n’avons pas de casier judiciaire, nous savons lire et écrire le français. Nous sommes convoqué.es la veille de la première audience. Nous nous entassons dans la salle Ribero, habituellement réservée aux affaires jugées en correctionnelles. Nous n’aurons pas l’apparat d’une salle d’assise, plus solennelle et plus confortable. Nous sommes convoqué.e.s à 9h 30 pour une audience qui doit commencer à 10h. Le boulevard du Palais est bloqué par des grilles et des cars de CRS, il faut montrer patte blanche (convocation et pièce d’identité) aux gendarmes non masqués qui protègent les lieux, rebelote à l’entrée du Palais de justice ; là tout le monde est masqué. Passage de sécurité comme à l’aéroport. S’en suit une déambulation dans le bâtiment. J’ai bien un plan, mais avec le procès du Bataclan, certaines zones sont bouclées. Trouver les trous dans le gruyère pour rejoindre la salle. Nous sommes 3 à tenter plusieurs chemins, jusqu’au bon. Nous passons de long couloirs, salles de pas perdus imposantes toutes boisées puis prenons un escalier de service. Changement de décor. C’est gris, sale et mal éclairé. On débouche au rez-de-chaussée tout près de la salle d’audience. Nous nous installons sur les bancs tranquillement, non sans avoir remontré convocation et pièce d’identité au gendarme qui garde l’accès au lieu. 3 par banc pour respecter les précautions sanitaires. Le palais de Justice est tapissé de ces affiches : gardez vos distances. Au fur et à mesure que les jurés arrivent, le gendarme (il a un autre nom à rallonge qui désigne sa fonction particulière, mais je ne l’ai pas noté et je l’ai oublié) nous tasse et nous explique qu’il va falloir tenir à 5 sur les grands bancs, à trois sur les petits. Le jeune homme avec qui j’ai discuté dans le vestibule connait un peu le décorum, son père a été juré il y a dix ans. Nous ne le savons pas encore, mais demain, il sera tiré au sort. Nous voilà à une bonne quarantaine dans une petite salle close, tout le monde est masqué, la greffière et son nouveau collègue aussi, le procureur général aussi. Il fait une chaleur terrible. Nous sommes plutôt blanc·hes de couleur de peau pour celleux que je peux voir, de tous âges, bien mélangé·es, à peu près autant d’hommes que de femmes, dans des tenues bien différentes, de profession variées, et finalement né·es un peu partout en France et en Afrique avec pas mal de personnes nées en Algérie.

Commence une longue attente, une longue mise sous tutelle de nos corps, une attente silencieuse, aucune explication pour comprendre ce qu’on attend, pourquoi on attend. J’échange des lieux communs avec ma voisine, les bancs bruissent de conversations sourdes qui ponctuent l’espace et le temps. Chacun·e enlève qui un pull, qui un gilet, une écharpe et boit une gorgée d’eau à sa gourde. La greffière explique alors qu’on attend les derniers jurés, bloqués à la longue file d’attente de l’accueil. Le temps ne nous appartient pas, nous sommes à disposition.

Enfin tout le monde est là. Chacun.e est allé.e voir la greffière, confirmer son identité, donner son RIB et solliciter une éventuelle dispense. La greffière est accompagnée d’un jeune homme qui nous dira plus tard que c’est la première fois qu’il joue ce rôle de greffier. Il est un peu tendu. La greffière lui demande de la tutoyer, « quand même je ne suis pas si vieille » lui dit-elle mi figue, mi-raisin. Il nous explique 3 choses. La première c’est que nous devons nous lever quand la Cour entre, nous lever quand la Cour sort. Le ton est donné : nous rentrons dans des rôles avec des règles très codifiées, à intégrer immédiatement.

Mme Le Président (c’est moche hein ?) entre accompagnée de ses deux assesseurs, dont l’un aveugle. Je suis impressionnée. Je me demande comment il organise sa mémoire pour absorber toutes les informations orales d’une audience. Il a une machine à écrire, je me demande si c’est du braille ou du vocal. Elle regrette presque de devoir siéger dans cette salle dévolue au tribunal correctionnel, mais les procès en cours au Palais (comprendre les attentats du Bataclan et du 13 novembre) ont perturbé l’ordre habituel des choses. La salle est moins confortable, et moins spacieuse, et va obliger à garder le masque toute la durée du procès. La Présidente appelle les juré.e.s un.e.s à un.e.s dans leur ordre de tirage. L’ordre et la hiérarchie. Deuxième élément du décor posé. A chaque nom, la personne se lève et la présidente lit son état civil nom prénom épouse, âge demeurant et commente s’il y a une demande de dispense. Si c’est le cas, la Présidente invite la personne à venir expliquer sa demande de dispense. Ensuite la Présidente demande au procureur (le ministère public) s’il a des observations, des remarques. Il y a cette femme qui est révoquée de droit parce que policière, tels autres révoqués en raison de leur état de santé, cette femme qui demande à être dispensée pour la 2e affaire parce qu’elle a vécu un hold-up et pense qu’elle manquera d’objectivité, cette autre qui explique que ce sont les vacances scolaires et qu’elle a programmé des vacances avec ses enfants (billet de train à l’appui), telle autre dont la présence au chevet de son père mourant est requise. C’est rude, il n’y a plus de vie privée, plus de protection. 12 personnes n’ont pas répondu à la convocation du greffe, ils sont considérés comme « non touchés », et donc ils ne se présentent pas non par mauvaise volonté (car ils seraient alors passibles d’une amende qui peut aller jusque 3750 euros) mais simplement parce qu’ils ne savent pas qu’ils sont convoqués. Cela dure, cela dure, cela dure. La liste des titulaires est terminée, c’est au tour des suppléants, moins nombreux. Enfin c’est fini. Il reste 29 titulaires, quelques suppléant.e.s. et trois personnes sur le sort desquels statuer demain matin.

La Cour se retire pour statuer sur toutes les situations. La salle se détend un peu. Moins de solennité. Pendant ce temps-là nous regardons un film d’information sur les assises, le rôle et la mission de chaque acteur avec un zoom sur les jurés. Assez rapide et très bien fait. Je sens bien que ce fil est fait pour rassurer, pour que chacun.e se sente compétent.e. Images et interviews décontractés des parties prenantes filmée à hauteur d’homme, dans des situations : président de Cour, avocat général, greffier, jurés.

Un coup, comme un des trois coups au théâtre. La Cour entre. Nous sommes debout. La Présidente nous fait asseoir. Et lit l’arrêté qui récapitule tout ce qui a été vu. Toutes les demandes de dispense sont acceptées. Fin de l’audience. La Cour se retire. Le procureur général, défait de sa toge noire, descend de son estrade pour nous présenter le rôle de l’avocat général et des avocats, et répondre à nos questions. Puis la Présidente, qui a elle aussi ôté sa toge rouge nous explique le déroulement sommaire d’une audience, notre rôle et répond à nos questions. Peut-on prendre des notes ? Peut-on aller aux toilettes ? Peut-on boire ou manger pendant l’audience ? Comment rester attentif si longtemps ? Elle insiste beaucoup sur l’exigence de neutralité, sur le fait de ne laisser transparaitre aucune émotion au risque d’être récusé. Elle ajoute que de ce point de vue, les masques sont une bonne aide, cela masque une partie des réactions. La séance se termine sur une invitation à prendre nos précautions pour être à l’heure demain matin, et à prendre un solide petit déjeuner et à passer aux toilettes avant de s’installer. Elle nous annonce autoriser les juré·es à avoir une bouteille d’eau avec eux, comme si c’était une fleur. Elle dit faire très peu d’interruptions de séances parce que cela prend trop de temps (de l’ordre de 20 minutes à chaque fois). Messages à nos corps : tenez-vous à carreau, soyez des machines obéissantes. Vous aurez une heure de pause pour déjeuner.

Je sors perplexe : comment puis-je écouter avec attention et concentration si ma vessie est au bord de l’explosion ? si je meurs de faim ou de soif ? Comment puis-je écouter avec attention et concentration si je suis envahie d’une émotion que je dois absolument cacher au monde extérieur ? En quoi je serai un moins bon juré si je suis en prise avec mes émotions. Pourquoi la Justice me demande-t-elle de m’amputer d’une partie de moi même ? Elle préfère les sociopathes aux empathiques ? A quoi sert cette violence faite à nos corps ? Dans ma tête je repense aux ligne de Victoire Tuaillon sur les règles invisibles qui organisent notre monde, notre espace, selon des valeurs « viriles » (être fort, discipliner le corps, endurer la douleur sans broncher, cacher ses émotions, les taire). La Justice des Hommes ou celle des hommes ?

C’est comment ?

C’est comment quand un tiers de l’économie est à genoux ? Quand toi, ou le tiers de tes voisins, tes connaissance, tes amis sont en faillite, et pour certains exsangues. Et tes amis consultants, artisans, artistes, entrepreneurs, précaires ? Plus de travail, plus d’argent. Un toit peut être mais pour combien de temps encore ? Tu oublies petit à petit les vacances, les cadeaux, le portable, les sorties. Tu réduis tout pour ne pas crever de faim à petit feu. Te reviennent en mémoire toutes ces vidéos tournées sur les rond-points, toutes ces paroles de gilet jaune que tu écoutais, médusé, sans trop y croire, et qui parlaient déjà de la montée de la pauvreté et de la précarité.

C’est comment quand ton bistro préféré a fermé, ton fleuriste, ton crémier, ton boulanger, ton coiffeur, ton libraire, ton petit resto de quartier ? Pschitt disparus et leurs propriétaires à genou. C’est comment d’aller en ville, de voir des rues vides et des vitrines closes, comme si l’Etna avait figé les rues sous ses cendres brûlantes.

C’est comment quand tes amis tu ne les vois plus que sur écran, jamais en vrai. D’ailleurs tu ne peux plus te faire de nouveaux amis alors tu cultives soigneusement ceux que tu as et tu redoutes les maladies et l’âge. Et tu restes en couple, sauf à avoir la passion des applis pour retrouver une âme sœur. Tu lui demandes son dernier test sida et son dernier test covid avant de lui ouvrir ta porte ?

C’est comment quand les magasins, mêmes les hyper, sont vides de produits frais parce que l’Espagne n’arrive plus à se nourrir et l’Italie non plus, alors importer, tu n’y songes pas ! C’est comment de ne plus manger d’avocat, de tomates toute l’année, des fraises, de découvrir que les fruits et légumes ont des saisons. Que l’ail s’achète à la fin du printemps et les oignons à l’automne, sinon tu n’en trouves plus après.

C’est comment quand tes journées se ressemblent toutes à chercher un travail qui n’existe plus. D’ailleurs tu n’essaies même plus. C’est comment quand tu te sens désœuvré, quand tu as l’impression de ne rien faire de tes jours, de ta vie, sinon vivre, survivre de plus en plus. C’est comment quand ton identité sociale se délite ?

C’est comment quand tes journées sont épouvantablement longues, que tu es obligée de télé-travailler de nuit parce que la journée tu fais classe à tes enfants ? Que tu ne comprends pas tous ces gens qui parlent d’un temps dilaté, qui lisent, qui cousent, qui inventent. toi tu as encore moins de temps pour toi qu’avant.

C’est comment quand tu préfères changer de trottoir plutôt que croiser quelqu’un, quand tu sursautes si une personne se rapproche trop de toi, quand tu fais tes courses le plus vite possible, le nez sur ta liste, le masque sur le nez, quand tu laisses tes achats deux jours dans l’entrée pour les décontaminer, quand tu n’invites plus personne chez toi parce que de toutes façons personne ne viendrait.

C’est comment quand tu ne vas plus prendre un verre, manger au resto avec tes potes, parce que toi ou eux n’avez plus de ronds pour payer, parce que ceux qui n’ont pas de travail ne veulent pas se faire inviter chaque fois. Question de dignité.

C’est comment d’aller dans un magasin acheter des fringues que tu ne peux pas toucher, que tu ne peux plus essayer avec tes potes, qu’il te faut parler derrière l’hygiaphone ?

C’est comment quand il n’y a plus d’argent, plus de subvention, plus d’associations, plus d’artistes, quand pour gagner de l’argent il ne faut faire que des choses « utiles » soit en télétravail soit en mettant les mains dans la matière.

C’était mieux avant ? Tu crois vraiment ? Peut-être que tu dormais mieux parce que les questions étaient plus floues, moins concrètes. Mais maintenant c’est fini, les questions tu te les poses, et le monde dans lequel tu vis, tu ne le reconnais plus, et tu ne l’aimes peut être plus autant qu’avant.

Pourtant qu’est-ce qui a changé ?

Nous avons découvert la pilule du nouveau bonheur, la pilule du capitalisme numérique : vive les télétravail, vive les télé-réunions, vive les automates, le paiement sans contact ou par virement, la travail immatériel. Adieu guichets, humains, voix, visages, sourires, connivence, monnaie de papier, espèces sonnantes et trébuchantes…

Nous avons découvert que nous avions besoin de manger deux ou trois fois par jour, que faire à manger prend du temps, que les idées s’épuisent au fil des jours, qu’Internet est tout à coup envahi de recettes de levain, puis de velouté d’asperge, puis de tarte à la rhubarbe. Préparer à manger  peut aussi être un moment convivial et sympa, un moment où tu réinventes la colocation avec tes enfants, avec tes parents.

Nous avons découvert que certains vivent dans des espaces intenables, invivables, sauf à ne faire qu’y dormir. Nous avons découvert que confiner des sans abri c’était bien plus difficile que de les verbaliser. Nous avons découvert que nos anciens étaient mortels, que mourir était une maladie honteuse qu’il fallait cacher. pas de corps, pas de cérémonie, pas de lien d’humanité. Si le degré d’une civilisation se mesure à la manière dont elle traite les plus vulnérables de ses membres, le monde occidental est en grave décadence. cachons ces morts que nous ne saurions voir sans mourir à notre tour.

Nous avons éprouvé dans nos corps comment vivent les prisonniers, les animaux des zoos et des refuges, depuis parfois si longtemps. Tu le sais maintenant pourquoi la privation de liberté est une peine à part entière, non ?

Nous avons redécouvert que nous étions mortels avec des prétentions d‘immortels.

Nous avons découvert que les jardins, les parcs, les espaces verts, les promenades plantées, les plages, les places étaient des endroit interdits.

Nous avons découvert que notre santé dépendait de celle des autres, humains et non-humains. Que nous n’avions plus de politique de santé publique. Que l’OMS a son mot à dire pour les médicaments que nous prenons. Que nos médecins ne sont pas libres de prescrire les médicament qui leur semble pertinents. Qu’il faut attendra d’aller très mal, trop mal, pour être soigné. Que les soignants dans les hôpitaux ont été réquisitionnés et travaillent dans des conditions épouvantables. Que les pays sous-développés qui soignent avec les moyens du bord et de médicaments qui existent depuis longtemps s’en sortent mieux que nous.

Nous avons découvert que l’état de nos hôpitaux est catastrophique – pas faute qu’ils l’aient dit haut et fort dans la rue l’an dernier.

Nous avons découvert que nos gouvernants nous mentent sans honte, ne savent pas dire qu’ils ne savent pas ou qu’ils se sont trompés.

Nous avons découvert que l’État pouvait tout d’un coup être prodigue : 50 euros pour réparer ton vélo et 7 milliards pour renflouer Air France et polluer la planète, nous avons découvert que l’État pouvait baisser la TVA des masques mais pas encadrer leur prix de vente.

Nous avons découvert que nous avions vitalement besoin de sortir dehors, que nous avions besoin de soleil, d’air frais et de nos semblables, besoin de prendre l’air. Nous avons aussi découvert que l’enfermement nous détraquait, que nous réagissions tous différemment et parfois de manière dramatique, nous avons découvert que les violences domestiques et conjugales ont explosé.

Nous avons découvert que nous avions besoin pour vivre bien d’être touchés, besoin d’être en lien, besoin de prendre dans nos bras, de partager de rire, de chanter, de s’embrasser, de pleurer ensemble.

Nous avons découvert des chaînes incroyables de solidarité pour préparer des repas, prêter son appartement, faire des courses, prêter son vélo, rendre des services, fabriquer des masques, des respirateurs, des visières, chercher des parades à ce drôle de virus couronné.

Nous avons éprouvé dans notre chair une relation au temps qui passe différent, où parfois tous les temps s’emmêlent, parfois se détendent.

Nous avons été enfermés vivants avec les bourgeons naissants, et nous allons sortir en pleines feuilles, les fleurs d’arbre ont fait leur cycle sans nous. Certains d’entre nous ne s’en remettront pas.

Nous avons découvert que le monde du vivants allait très bien sans nous, et même mieux. Des daims se baladent à Boissy Saint léger, des loups à Grenoble, des canards à la Comédie française, un couple de renards et sa nichée ont investi le cimetière du père Lachaise, un puma les rues de Santiago du Chili, des sangliers à Barcelone ; des chèvres se réunissent tous les soirs sur la place d’un village espagnol. Que disent-elles ?

Alors, c’était mieux avant ? Tu préférais le monde qui courait aveuglement à sa perte ? Tu crois vraiment? Dis, et si on partageait plutôt  ? Et si on inventait un monde sans argent ou presque ? Un monde où l’argent serait juste un moyen parmi d’autres, pas plus.

 

Le lambeau et autres lectures

J’étais le nez dans Le lambeau cinq ans après l’attentat de Charlie. Cela me semble loin et proche. Philippe Lançon, l’auteur, journaliste et critique d’art et littéraire, est l’un des survivants de cette tuerie, gravement blessé. Un blessé du guerre à la gueule cassée. Et dans ce livre, il raconte le jour d’avant et les jours d’après, les longs jours de sa reconstruction physique, psychique et spirituelle.

Le lambeau c’est son journal de bord, écrit jour après jour, dans ses chambres de malade et dans lequel il écrit sa vie, le tissage entre les fragments de sa vie. Il dit l’immense solitude de chaque être vivant. Un journal rythmé par les opérations multiples qu’il a reçues pour reconstruire son visage arraché, sa mâchoire. C’est un livre de chairs, de douleurs, de questions, de cauchemars.

Etais-je, à cet instant, un survivant ? Un revenant ? Où étaient la mort, la vie ? Que restait-il de moi ? Je ne pensais pas ces questions de l’extérieur, comme des sujets de dissertation. Je les vivais. Elles étaient là, par terre, autour de moi et en moi, concrètes comme un éclat de bois ou un trou dans le parquet, vagues comme un mal non identifié, elles me saturaient et je ne savais qu’en faire. Je ne le sais toujours pas…

Il retrace son parcours professionnel et son métier, journaliste de guerre un temps, et dresse au fil des pages et des rencontres quelques portraits savoureux de personnes publiques ou de ses proches. Il parle aussi beaucoup de ses ténèbres, de la morphine impérative au début pour supporter l’insupportable blessure, il parle aussi de cet élan vital qui va et qui vient, et qui parfois se dérobe, du rôle admirable des soignants qui l’empêchent de se laisser happer par le gouffre.

Sa reconstruction demande une discipline de fer pour apprivoiser les nouveaux morceaux de son corps qui s’épuise dans sa reconstruction, et remettre en mouvement tout ce qui a été si longtemps immobilisé, à commencer par la parole dont il est privé pendant de longs jours ou semaines. Plusieurs fois.

Sa force de caractère, sa pugnacité forcent l’admiration. Il dépeint l’incroyable cocon d’affection que tissent ses proches et ses amis et qui le contient dans la longue épreuve. Les campements de sa famille dans sa chambre, les croisements. les discussions avec les gendarmes qui assurent sa protection.

Tout le récit est lent et paradoxalement doux ; il est émaillé de lectures, de musique et d’œuvres d’art qui participent au long travail de réinvention de soi. Parce que jour après jour Philippe Lançon se défait de son ancien moi pour devenir un autre. De temps en temps surgissent quelques pages de dialogue entre ces deux « moi », bouleversants.

Ce livre très intimiste et très littéraire touche par sa grâce singulière, par le dialogue entre les deux abîmes, le monde d’avant et le monde de maintenant. Il n’y a plus de futur juste du présent et un lendemain. Pas de projection vaine dans un ailleurs insaisissable. Grâce singulière qui vient en écho dans nos profondeurs à nos traumatismes. Ce livre raconte une reconstruction aussi par l’écriture. Ecrire au plus près de soi pour se réinventer sans mélancolie ni nostalgie, sans pathos ni pornographie. Juste du réel.

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J’ai pensé à Croire aux fauves par moments, puisque Nastassja  Martin raconte aussi les heures et jours qui ont suivi son accident, quand l’ours lui a emporté un bout de sa mâchoire. Tous les deux racontent la posture singulière du malade complètement dépendant des médecins et qui en même temps doit nouer des alliances. Si Nastassja Martin raconte la violence de la médecine russe, Philippe Lançon peint plutôt des portraits de femmes et d’hommes pris entre deux rôles, un à l’hôpital, et un autre dans le reste de leur vie. Tous les deux questionnent leur expérience et leur vocation, au scalpel, à travers l’écriture. Mais là s’arrêtent les ressemblances même si les deux livres sont profondément humains et vivifiants.

J’ai pensé aux deux en lisant le thriller Animal de Sandrine Collette dans lequel l’auteure raconte la rencontre violente et fondatrice de son personnage principal avec un ours. Il y a comme chez Philippe Lançon et Nastassja Martin un avant et un après, mais ici l’auteure n’explore pas vraiment la reconstruction identitaire de son personnage. Elle a le même souci du réel que les deux précédents, le réel comme seule planche de salut. Mais elle se préoccupe plus de nous faire tourner efficacement les pages de son livre que de sonder les âmes et les visions du monde de ses personnages. C’est peut-être une des différences entre thriller et récit.

 

 

Hans Hartung – une leçon de regard

 

Dans ma naïveté, les musées sont tous fermés le mardi, et ouvert le lundi. Et bien non, pas le Quai Branly ni le musée d’Art moderne. Je me suis donc cassée le nez une première fois avant de pouvoir voir cette immense rétrospective de ce peintre dont je n’avais jamais entendu parler avant l’an dernier.

J’ai choisi d’y retourner un premier dimanche du mois, choix pas très futé, parce que beaucoup plus couru par les visiteurs. Peu importe. Me voici dans ce beau musée d’art moderne rénové qui présente 60 ans de travail en 300 œuvres de Hartung.

Une série de petits formats de tâches colorées à l’aquarelle accueille le visiteur. Puis des craies brunes sur cartons assez dépouillés et qui délivrent une leçon de composition. Je suis fascinée ensuite par les formats qui augmentent et la couleur qui revient. Je suis un peu déroutée. L’artiste tâtonne et cherche dans une foule de direction. Il y a tant d’influences présentes, ou pour le dire autrement il vibre tellement avec ce qui anime son siècle qu’il est difficile à déceler. C’est d’autant plus étonnant que c’est un artiste très solitaire.Je me sens écrasée comme si le fait de ne pas être sensible à ces tableaux me mettait dans un sentiment d’imposture. Je n’arrive pas à regarder parce que je suis dans un j’aime/j’aime pas, et si j’aime pas c’est que je n’ai pas assez de culture pour apprécier. Bref je fais l’expérience d’une disqualification intérieure assez désagréable ; disqualification et déception parce qu’une bonne amie collagiste a été bouleversée par cette expo. Je ne comprends pas.

Je suis désemparée, de surcroit il y a deux groupes humains qui occupent un grand espace physique et sonore. Difficile de tenter le dialogue avec les œuvres. Je saute deux salles pour être au calme, tant pis je reviendrai. J’arrive à son travail d’après guerre et là je bloque un peu. Je n’arrive pas à rentrer dans les œuvres, je ne trouve pas de clé. Souvent c’est la couleur qui me soutient mais là ce n’est pas possible. Sa gamme colorique ne me plaît pas, je n’ai pas envie de regarder. J’erre comme une âme en peine quand tout à coup je m’arrête sur mes pas. Ce tableau là me magnétise. Je reste un long moment les yeux dans les yeux, la vie reprend, l’étincelle revient. Ce tableau-là il l’a peint, lis-je sur le cartel, après la guerre sur un fond qu’il avait peint en 1939.

Peintre allemand il a fui l’Allemagne pour fuir le nazisme, abandonnant là-bas toutes ses œuvres de « jeunesse » que les nazis ont détruites par la suite. Cela me touche. Et cela me renvoie directement aux migrants du climat actuel qui quittent tout pour survivre. Lui fuyait une forme de barbarie mais n’était pas persona grata en France alors il s’est engagé comme légionnaire pour échapper à l’emprisonnement.

Sa peinture d’après guerre m’est complètement hermétique, je ne sais qu’en dire. Je quitte la salle, reviens en arrière pour regarder les œuvres dans les espaces désormais libérés. Pas grand-chose arrête mon regard, pas même son immense série de petits cartons rayés de noirs qui étaient des préparations à ses grandes toiles. Je poursuis mon chemin et je tombe sur une collection de photos. Il en a fait plus de 30 000. Une série de photos de joncs en Camargue. Plaisir immédiat.

Joncs

Et tout d’un coup la peinture me parle. J’avais besoin de ce détour là, de ce travail de regard là pour rentrer dans sa peinture, de rééprouver le plaisir de voir pour pouvoir voir en fait. Mais les photographies exposées me parlent plus encore. Je suis très émue de voir que nous photographions des choses communes, que nous aimons les reflets, les chatoiements de lumière, la calligraphie que la nature nous offre. Les photos ont brisé la barrière qui me tenait éloignée des œuvres. J’ai poursuivi en confiance ma visite, à nouveau déroutée par toutes les influences qui traversent son œuvre, je trouve du Miro, du Picasso, du Hantai, du Soulages, du Verdier, du Gerardt Richter. Je suis fascinée par son geste par sa recherche assidue d’outils, ses expérimentations. Il me fait l’effet d’être furieusement en recherche, en discussion avec sa toile et son corps. La grande variété de format des peintures est également troublante des petits cartons jusqu’aux immenses toiles des 10 dernières années.

Peu de public dans les dernières salles, des bancs bien disposés. J’ai pu m’asseoir, m’ancrer et rester longtemps le regard plongé dans certaines toiles qui m’appelaient.

J’ai rebroussé chemin pour revoir l’exposition une 2e fois, et la magie du travail du regard a opéré. J’ai tout à coup vu des œuvres que je n’avais pas vues auparavant. J’ai regardé un film aussi qui montre l’artiste au travail. Bien intéressant de voir son geste et sa posture. Encore une autre proposition pour aller re-regarder les œuvres.

Je suis sorte légère et joyeuse, riche de nouvelles autorisations d’exploration artistique.

 

Pour aller à la rencontre d’œuvres reproduites
https://www.radioclassique.fr/magazine/articles/la-consecration-dhans-hartung-au-musee-dart-moderne-de-paris/

et sa fondation
http://fondationhartungbergman.fr/wphh/

Catalogue raisonnée
http://hanshartung.com/introcat.taf

Olga Tokarczuk, Dieu etc.

Avant d’apprendre qu’elle était lauréate du prix Nobel de littérature 2018, je ne savais rien d’elle, pas même qu’elle écrivait. Certes je connais très mal la littérature d’Europe centrale, mal, pour ne pas dire pas, mais ce n’est pas suffisant quand même !  Le prix Nobel de littérature, selon Wikipédia, récompense annuellement, depuis 1901, un écrivain ayant rendu de grands services à l’humanité grâce à une œuvre littéraire qui, selon le testament du chimiste suédois Alfred Nobel, « a fait la preuve d’un puissant idéal ».

Et pourtant, je ne suis pas capable de te citer dans l’ordre ne serait-ce que les 5 derniers. Parfois je me sens stupide de ne pas connaitre ces auteurs reconnus par ce prix prestigieux. Je me demande comment j’ai pu passer à côté. Comment personne ne m’en a parlé avec des étoiles dans les yeux, comment jamais mes mains ne se sont posées sur l’un de ces livres, dans une bibliothèque ou chez un libraire. Caprices et aléas de la vie. Ainsi

  • 2015 : Svetlana Aleksievitch Biélorussie, écrit en russe
  • 2016 : Bob Dylan États-Unis
  • 2017 : Kazuo Ishiguro Royaume-Uni, né au Japon, écrit en anglais
  • 2018 : Olga Tokarczuk Pologne (prix attribué en 2019)
  • 2019 : Peter Handke Autriche

Tous les ans, depuis maintenant quelques temps, j’essaie un livre ou deux de ces écrivains couronnés, pas toujours avec succès. Parfois je n’arrive pas à rentrer dans le livre, je m’y ennuie ou cela me rebute. C’est donc sans aucune intention particulière que j’ai commandé deux livres d’Olga Tokarczuk chez mon libraire. Pourquoi elle plutôt que Peter Handtke ? Et bien lui je le connais un peu, j’en ai lu un peu. Je relirai. Et comment j’ai choisi ? Et bien j’ai pris les deux titres disponibles, aussi simple que cela. Faire confiance au présent.

Olga Tokarczuk est née en 1962, nous sommes pleinement contemporaines, dans une région de la Pologne d’aujourd’hui dont les frontières ont bougé, elle a été polonaise, puis allemande puis russe, puis polonaise à nouveau. Si tu veux savoir combien l’histoire de la Pologne est difficile, elle l’explique là : (https://www.youtube.com/watch?v=P7GRC8xfE9A)

Pour moi qui suis en questionnement sur s’enraciner et se sentir avoir un chez soi, c’était l’auteure idéale à découvrir.

Tokarczuk elle-même se décrit comme une personne sans histoire fixe: « Je ne possède pas en propre de biographie bien claire, que je pourrais raconter de façon intéressante. Je suis composée de ces personnages que j’ai sortis de ma tête, que j’ai inventés. Je suis composée d’eux tous, j’ai une biographie à plusieurs trames, énorme« , explique l’écrivaine dans une interview pour l’Institut du livre polonais. (https://www.livreshebdo.fr/article/olga-tokarczuk-prix-nobel-de-litterature-2018)

Elle a écrit huit romans, deux livres de nouvelles, reçu de nombreux prix, en Pologne et ailleurs, ses livres ont été adaptés au théâtre, au cinéma, sont traduits dans plus de vingt-cinq langues. Vraiment comment ai-je pu ne pas entendre parler d’elle ? Dans notre bruyante société du spectacle je crois que je deviens sourde. Ma sensibilité s’émousse.

En 2018 elle a reçu le Man Booker International Prize (celui-là je connais), deux fois le prix Nike (polonais, prix décerné chaque année depuis 1997 au meilleur livre polonais de l’année), le prix Transfuge et le prix Jan Michalski qui récompense chaque année une œuvre de la littérature mondiale (et 44 000 euros au passage). Le Nobel fait un peu voiture-balais après un tel palmarès ! Cela n’a plus rien d’un scoop, sinon qu’il est annoncé avec un an de décalage à cause du scandale de l’an dernier. Revenons à Olga.

Son pedigree dit qu’elle est diplômée en psychologie de l’université de Varsovie. Elle a exercé comme psychothérapeute, très influencée par Carl Jung – un 2e point commun entre nous. Elle a publié un recueil de poésie avant de se lancer dans la prose. C’est une femme de gauche, féministe, végétarienne, pro européenne, défenseuse du droit des minorités. Elle a reçu le prix germano-polonais initié en 1991 sous le traité germano-polonais et qui récompense les personnes qui ont accompli quelque chose de spécial pour la compréhension mutuelle et la réconciliation entre les deux peuples et nations. C’est une activiste qui n’est pas du tout au goût du gouvernement conservateur polonais. D’ailleurs l’annonce officielle du prix Nobel en Pologne a d’abord été anonyme, « à une polonaise », avant de livrer quelques minutes plus tard son nom (source : wiki en français).

Olga Tokarczuk adore le voyage, en avion, en train, en bus. Elle adore le mouvement (https://www.youtube.com/watch?v=0o_clmBrpQs). Et son monde est en mouvement, sans guère de points fixes. Dans ce premier livre que j’ai découvert Dieu, le temps, les hommes et les anges ( « Prawiek i inne czasy » en polonais) publié en 1996 en Pologne et en 1998 en France, il est question d’un petit village, Antan, situé au milieu de l’univers. Le livre commence au début du siècle et s’étale sur trois générations, jusqu’aux années 60. Un village qui est une quintessence de la Pologne. Un roman écrit comme un conte qui dit l’essentiel des passions humaines. La vie quotidienne brutalement trouée par la guerre, puis le retour de la paix avec un nouvel ordre des choses, et de nouvelles questions. L’arrivée de la société de consommation, l’attrait des villes, la mode… Le rationnel se même à l’irrationnel, les règnes animaux, végétaux, humains tissent ensemble un univers commun tantôt étrange, féerique, effrayant, joyeux, turpide, poétique, fou, désolant, incompréhensible parfois. L’auteure casse les frontières et les codes, chaque chapitre très court livre un bout de l’Histoire, intitulé « le temps de … » vu par les yeux ou la vie d’un des protagoniste, humain ou non-humain, féminin, masculin, animé, inanimé. Elle ausculte notre condition humaine à hauteur d’homme, parfois de bête.

L’existence de chacun de nous est ponctuée par le temps : le temps de naître, le temps de grandir, le temps de désirer, le temps d’aimer, le temps de créer, le temps de souffrir et de mourir. Le temps de manger. On boit et on mange beaucoup dans cet opus. Les petites histoires de chacun se transforment peu à peu en contes, en archétypes, dévoilant de fragiles instants de vérité.

Les femmes ont une place singulière. Ce sont les gardiennes du vivant de bout en bout du livre, elles tiennent un rôle central dans le lien entre les personnes, dans la manière de faire monde, de s’accommoder des différences et des aléas de la vie. « D’une manière générale, il nous faudrait que des filles. Si toutes les bonnes femmes se mettaient d’accord pour n’accoucher que de filles, il y aurait la paix dans le monde« .

La plume d’Olga Tokarczuk est légère, délicate, précise, fraîche, originale, faussement simple. « Isidore regarda une nouvelle fois autour de lui, s’efforçant de voir les choses comme lui suggérait Ivan Moukta. Il banda son esprit, écarquilla les yeux au point qu’ils larmoyèrent. Alors, un très court instant, il entrevit un autre univers. L’espace, morne, s’étendait à l’infini. Tout ce qui s’y trouvait, tout ce qui vivait était impuissant et solitaire. Les événements se produisaient par accident, et quand l’accident faisait défaut apparaissaient des lois mécaniques. machine rythmique de la nature. Pistons et engrenages de l’histoire. »

Je l’ai lu à petites touches, lu pendant des voyages, ce qui n’était pas prémédité mais allait bien dans le sens de la lecture par fragments. J’ai ralenti la lecture parce que je ne voulais pas sortir de cet enchantement. Je ne sais pas par quels sortilège lire la vie de ces femmes polonaises pendant ces années-là a pu faire resurgir dans ma mémoire les histoires de femmes de mon village ; sans doute que les évocations des vieux moulins à café, la foultitude de détails, y sont pour quelque chose.

Café !?

Je ne sais pas si tu fréquentes les cafés. Dans mon enfance on me disait que ce n’était pas un lieu ni pour les femmes ni pour les gens éduqués. Que les femmes venaient y chercher leur mari saoul les jours de paie pour récupérer l’argent du ménage avant qu’il ne soit trop tard. Et puis Paris est venu par dessus cela, et la vie étudiante est ponctuée de cafés. Ceux des révisions, ceux des RV, ceux des pots après le cinéma, ceux des gares, des aéroports, des aires d’autoroute, ceux des chagrins de séparation, ceux des moments de rêveries, ceux des pauses écritures, puis ceux des instantanés de vie, ceux des phrases hors contexte, ceux des habitué.e.s, ceux des joueurs, ceux des frigorifiés, ceux des désintégrés, ceux de petits trafics, ceux des sympathisants, ceux de drague. On se repassait précieusement les adresses de café où après une heure d’assise on ne te faisait pas recommander sous peine de déguerpir. Startruc a pas mal cassé ce code là.

L’âge aidant, il me semble que les cafés sont moins des lieux de mes rendez-vous, que des moments, des lieux de vie, d’immersion dans des vies. A l’étranger, peu de pays ont l’équivalent de nos cafés, ou de nos cafés-terrasse, et cela me manque, me poser au milieu de la ville pour devenir observatrice tranquille est une activité que j’aime. Fréquenter un même café à des heures différentes c’est plonger dans des couches de société différentes. L’heure de l’embauche des artisans, l’heure des mamans après l’école, l’heure des travailleurs indépendants, des coworkers, des désoeuvrés, puis à nouveau l’heure des ouvriers et des employés sans cantine. L’après midi, c’est lent jusqu’à l’heure de fin des classes et ensuite la frénésie reprend. Parfois jusque tard dans la nuit avec une population bien différente. A l’heure de l’apéro en face de chez moi, les barbes sont de sorties, et les bières aussi, peu de diversité. La sono a grimpé d’une flèche, cela devient assourdissant et impossible de tenir une conversation. Apparemment on ne va pas au café pour parler, pour se parler, juste pour être ensemble au même endroit. Quelque chose m ‘échappe un peu.

L’autre jours, sur la table de la merveilleuse librairie L’utopie, je vois ce livre : Cafés, etc. de Didier Blonde. La jaquette se termine par ces mots: « Assis à une table de café, Didier Blonde observe et croque en de délicieuses anecdotes, avec beaucoup d’empathie et de délicatesse, un monde en perpétuel mouvement. Célébration de plaisirs minuscules et subtil autoportrait.  » Alors, après quelques hésitations, je l’ai saisi, acheté et emporté. Et je me suis assise à côté de l’auteur, dans les dizaines de cafés qu’il évoque – pour certains familiers comme le Général Lafayette, pour beaucoup d’autres parfaitement inconnus. Au fur et à mesure que je lisais me sont revenu en mémoire des lieux, des rencontres, des atmosphères, mes préférences : au comptoir ou en salle ? plutôt vitrine ou au fond ? avec ou sans verre d’eau ? seule ou accompagnée ? avec ou sans livre ? avec ou sans journal ? en silence ou en lien avec les autres clients ? juste en passant ou en me posant ? etc. Ce roman éclaté, comme un album photos d’instantanés nous plonge avec délice dans des tranches de vie disparates, dans des lieux où, à coup d’observations minuscules se dresse un autoportrait délicat de l’auteur. Un auteur qui aime les cafés et leur matière romanesque et qui connait mille anecdotes entre cafés et artistes du XXe siècle. Bref une lecture réjouissante.

Trois heures en conférence de rédaction

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Cet été, le Bec, journal numérique local auquel je suis abonnée, a sollicité son lectorat pour recueillir du feed-back. Puis, poursuivant son désir de se rapprocher de ses lecteurs, le comité de rédaction du journal a décidé de tenir une fois par mois une session de travail chez un lecteur. Sa conférence hebdo de rédaction. Un mardi midi. Deux heures. J’ai dit oui sans hésiter ; quelle occasion unique de plonger au cœur du travail journalistique !

Lancé en janvier cette année sur la toile, ce journal numérique repose sur une équipe composée de journalistes, de pigistes et de bénévoles. Il se veut généraliste, indépendant, financé à terme par ses seuls lecteurs (abonnement 5 euros/mois). Il vise à participer à la vie locale et traite l’information de la vallée de la Drôme en donnant la parole aux gens via des portraits, des interviews, des enquêtes. Il se veut participatif et propose à ses lecteurs de donner leur avis, héberger une séance de travail, proposer des sujets et des contacts ou rédiger des tribunes d’opinion. Sujets de la vallée mais aussi de France ou du Monde du moment qu’ils ont une répercussion locale et qu’ils s’incarnent dans une ou plusieurs personnes de la vallée. Une publication par jour. Bel enjeu.

Alors ce midi, arrivent en voisin.e.s, D. puis C., puis une voiture bien remplie de journalistes, du directeur de la publication et d’une autre bénévole. Tout le monde est venu avec qui à manger, qui à boire. La table est bien garnie. Pour ma part j’ai invité quelques personnes, et seule une amie-voisine a pu se rendre disponible. Nous voilà réuni.e.s autour de la table, au centre trône un gros micro noir, et derrière nous une caméra garde les images de notre réunion de travail. Conférence de rédaction sous forme de déjeuner de travail donc.

Le cadre de travail est posé. C’est une vraie séance de travail et chacun.e peut intervenir quand il/elle le souhaite pour apporter sa contribution au sujet – nous, aussi bien que l’équipe habituelle.

Premier temps, retour arrière sur les articles de la semaine. Chacun.e s’exprime ce qu’il/elle a aimé, trouvé pertinent, pas compris, pas convaincu. Lu, pas lu et pourquoi. Je me suis sentie dans mes petits souliers, je n’avais pas lu ou pas eu envie de lire tous les articles de la semaine. Aucune importance en fait. Ce n’est pas un tribunal des articles mais plutôt une analyse critique, un chaudron pour saisir la quintessence, ce qui fonctionne, ce qui manque éventuellement, ce qui accroche le regard, quelle valeur ajoutée de l’écrit par rapport à l’image ; réaffirmer les partis pris, les intentions, la ligne éditoriale du journal. Passionnant pour mieux comprendre le positionnement du journal, les angles avec lesquels les articles ou vidéos sont créés. La parole circule facilement, il y a de la controverse, du débat, les différences de sensibilité s’expriment. C’est riche.

Est-ce que tel article mérite d’être seul ? Est-ce qu’il doit être le premier d’une série ou autosuffisant ? Comment donner aux lecteurs des éléments de débat sans faire l’analyse à leur place mais en creusant les sujets. Comment trouver l’angle pour traiter le sujet à hauteur d’homme. Jusqu’où aller dans le questionnement en entretien ? Comment décider ce qui relève de la vidéo, de ce qui relève du texte. Faut-il faire des encadrés dans le texte comme autant de mini zooms sur des sujets. Comment toucher un public qui parfois ne regarde que les vidéos, parfois ne lit que les textes ?

Le temps passe à toute vitesse. C’est le moment de passer aux sujets à traiter dans la semaine qui vient. Propositions de sujets à venir, points de vue sur l’actualité, agenda local de la vallée. Mais aussi nos envies, ce qu’on aimerait trouver dans le journal. Lesquels choisir, qui prend quoi en charge. Cela va vite. Je me rends compte qu’il reste assez peu de temps pour discuter en profondeur des angles sous lesquels les prochains sujets seront traités.

Dernier temps de travail – puisque le media est associatif – un échange consacré à la recherche d’un service civique : quelles missions lui confier ou non, quelle charge de travail cela génère pour les journalistes, où trouver des informations complémentaires, quelle durée proposer ? Des questions bien concrètes pour trouver la perle rare qui embarquera ce projet singulier d’un journal numérique local, à l’instar des radios locales dans les années 80.

Il est l’heure, feed-back sur cette belle séance de travail. Nous étions cobayes, d’autres lecteurs/trices vont à leur tour pouvoir découvrir en réel une conférence de rédaction. Les bienheureux/ses ! Puis tout le monde s’ébroue et repart dans son monde familier, qui en vélo, qui en voiture. Avec mon amie nous avons des étoiles dans les yeux. Waouh quel projet, quel boulot, et quelle belle équipe !

Le site du Bec : www.lebec.info

Tout savoir sur le projet : Interview du fondateur et de la journaliste

Ragnar Jónasson

Selon Wikipedia, Ragnar Jónasson est avocat ; il enseigne le droit d’auteur à l’université de Reykjavik. Il a traduit quatorze romans d’Agatha Christie de l’anglais vers l’islandais. Il se lance dans l’écriture avec la publication d’un roman policier intitulé Fölsk nóta (2009), premier volet de la série policière Dark Iceland dont le personnage récurrent est le jeune policier Ari Thór. Dans Snjór (Snjóblinda, Snowblind en anglais 2010), le jeune homme, qui vient tout juste de sortir de l’école de la police de Reykjavik, est envoyé à Siglufjördur, le village islandais le plus septentrional, pour enquêter sur un double meurtre. Dans Mörk (Náttblinda, 2014), il est chargé de faire toute la lumière sur la mort de son collègue, l’inspecteur Herjólfur, assassiné alors qu’il se livrait à une enquête près d’une vieille maison abandonnée.

J’ai découvert cet auteur et ses romans parce que Nátt vient de sortir et m’a tapé dans l’oeil chez mon libraire. Alors j’ai pris la série au commencement parce que j’aime bien les polars islandais, parce que je suis très curieuse de comprendre quelle est la vie dans ces régions où le soleil disparaît complètement (là à Siglufjördur c’est 72 jours par an), régions de tradition de pêche et agriculture fruste, parce que dans les policiers islandais la nature est un personnage à part entière, pas facile à apprivoiser, qui ramène au réel et aux limitations humaines en permanence, parce que ces romans sont écrits dans un huis clos qui peut être oppressant, et c’est très dépaysant pour moi.

Et cette lecture est tombée à point nommé, parce que je viens de finir la relecture attentive d’un manuscrit et, du coup, mon œil est aiguisé aux incohérences dans le texte, aux procédés stylistiques un peu lourdauds, aux scènes un peu incongrues et décalées par rapport à la narration principale, aux tics de langage, aux tics de construction, à l’intrigue pas tout à fait ficelée.

Et ces romans-là, au moins les deux premiers, sont un très bon cours pour qui veut s’initier à cela, ce sont des romans pas tout à fait mûrs même si l’un d’eux a obtenu des prix littéraires. D’ailleurs pour le second c’est la version anglaise qui fait office de texte définitif et non la version Islandaise.

Ragnar Jónasson a traduit Agatha Christie, il a pris des cours d’intrigue auprès d’un grand maître. Il sait jouer de la complémentarité entre ses protagonistes policiers, sait faire rebondir l’histoire dans un cours nouveau, mélanger passé et présent comme si les secrets du passé se réinventaient encore et encore jusqu’à leur résolution. Il est beaucoup moins convaincant sur la psyché humaine et les relations de couple (cela frise même l’invraisemblable), mais je ne vois pas pourquoi il ne gagnerait pas en profondeur et en crédibilité au fil de ses romans. Internet apparaît, pas encore comme personnage, mais je sens que cela va prendre plus de place. Pas de moutons, ni d’elfes, plus de harengs, mais de la neige, du blizzard, de la tempête, du froid, de la nuit, et un village septentrional au ralenti.

Je ne bouderai mon plaisir pour autant, j’ai lu les deux premiers opuscules à la suite, avec un certain délice, sans trop de suspense puisque je sais que je me fais balader et manipuler de page en page, ce ne sont pas des « page-turner », mais plutôt des livres au rythme tranquille, sans scènes gore (c’est très propre, et pour l’instant le médecin légiste est un parfait inconnu sans corps ni visage…). J’ai aimé me balader dans l’hiver de cette petite ville, tenter de trouver mes marques avec le policier nouveau venu, retrouver l’atmosphère pesante des petits villages où tout le monde connaît tout le monde depuis des générations, où faire confiance peut être un défi.

J’ai été frappée par l’omniprésence du krach financier de 2008 et de l’explosion du volcan Eyjafjöll en 2010. Cela a visiblement imprégné durablement la vie de l’île. C’est aussi ce que j’aime des policiers, des romans noirs plutôt, c’est le fond de la vie réelle en trame. C’est dans ces moments-là que Thierry Jonquet me manque, j’aurais tant aimé lire comment il aurait retranscrit les gilets jaunes.