Cramée

Elle est à bout. Des semaines qu’elle ne tient plus que par la tension. Des semaines qu’elle n’écoute plus rien de ce que hurle chacun de ses muscles. Le premier signe c’est quand elle a cessé de rire, puis très rapidement de sourire. Même mes histoires glissaient sur elle comme une giboulée de mars. Elle avait arrêté le café qui l’empêchait de dormir, puis le thé, puis le diner. Cela n’avait rien changé, elle gardait les yeux ouverts toute la nuit et ne les fermait qu’au petit matin. 3 heures et son réveil sonnait et la trouvait dévastée. Elle avait arrêté de sortir aussi, accomplissant ses déplacements quotidiens comme une automate. Économiseur d’énergie réglé au maximum d’intensité. Radio éteinte, TV muette, internet en sommeil. Elle avait réduit la voilure d’exposition aux malheurs du monde à son maximum.

Elle avait cessé d’entretenir son appartement, de faire sa vaisselle quotidienne, de descendre régulièrement les poubelles. Et les derniers temps elle commençait même à avoir du mal à gérer son linge. Elle s’habillait mécaniquement avec ce qui lui  tombait sous la main. Respectait un vague critère de camaïeu et c’est tout. Elle avait retourné en elle tout ce qu’elle avait de féminin. Gommé toute trace.

Elle ne comprenait plus les flux de paroles, seulement des mots épars dans une conversation. Elle ne pouvait plus se concentrer sur rien. Alors ce qu’il lui disait en ce moment, c’est sûr, elle ne comprenait rien. Mais dans doute savait-elle déjà. Elle le sait qu’elle va mal, très mal, qu’elle est incapable de se rendre compte qu’elle a franchit depuis des jours ses propres limites, qu’elle ne tient debout que sur ses réserves. Elle a juste besoin que quelqu’un d’autre lui dise stop. C’est cela  ou l’accident qui l’immobilise. Je préfère le couperet.

Maintenant qu’elle a déposé les armes, je vais l’emmener déposer les valises. Dans un endroit où elle va redécouvrir le rythme du soleil et de son corps. Elle va réapprendre le chaud et le froid, la faim et la satiété. Elle n’aura pas besoin de montre. Cela va être long, très long. Je sais pouvoir compter les oiseaux et les arbres. Elle les écoute volontiers. Je vais l’emmener, brebis égarée, dans une maison de pierres sèches au milieu des chèvres. Je l’emmène dans  un endroit où elle va réapprendre  à observer, à voir la nature des choses, à voir les choses telles qu’elles sont. Décrassée de ses lunettes déformantes. Délestée des ses idées criminelles. Je l’emmène dans un endroit où enfin elle va être réduite à elle même, dépouillée,  débarrassée, allégée. Dans un endroit où elle va enfin pouvoir irradier de sa vraie lumière. Il me tarde tant.