Le feu s’éteint

C’est une jeune femme que je connais depuis longtemps. Nous cheminons ensemble un moment, de temps en temps. Nous marchons d’une foulée tranquille dehors, la tête nue. Un pas après l’autre sans nous soucier vraiment de  la direction à prendre. Juste le plaisir de partager quelques pas. J’aime bien nos rencontres, inattendues, inespérées, au croisement d’une rue, au sortir d’un porche, dans les escaliers du métro,  à l’ombre d’un arbre.

Les premières fois, elle ne parlait pas beaucoup, ni moi non plus, elle laissait ses sens la guider sur notre chemin. Moi je m’efforçais d’accorder mes pas aux siens, de prendre sa mesure  et de garder son rythme ancré en moi. Nous ne sommes pas intimes, non, seulement proches. Marcher ensemble crée une connivence. Les pèlerins le savent bien. Partager une journée de marche avec quelqu’un permet d’accéder à une compréhension bien plus subtile que des heures de discussions.

Depuis quelques temps je la croisais moins souvent, je crois qu’elle avait réduit ses promenades, supprimé les balades où elle partait le nez en l’air pister quelque trace secrète. SA marche était devenue utilitaire, sinon utilitariste. J’avais du mal à m’accorder à ses pas qui répandaient une atmosphère un peu lourde, un peu sournoise, un peu noire. Je ne ressentais  plus en moi leur musique singulière. Elle me semblait trébucher  à chaque pas plus que fouler le sol, comme si c’était devenu une action mécanique avec un engrenage un peu abimé.

Elle ne semblait plus éprouver autant le besoin de sortir à l’air, de baigner sa tête dans le vent et la pluie, de plonger ses yeux dans la camaïeu du ciel. Elle avait de moins en moins d’énergie dans les pieds et je sentais sa tête qui enflait comme un ballon de baudruche. Sa tête gonflait, enflait de toutes les choses qu’elle accumulait et qui ne trouvaient plus matière à sortir. Elle sursautait aux portières qui claquent, elle se tassait sur elle même quand elle  entendait des cris dans la rue. Elle me quittait furtivement après dix minutes , s’excusant en m’expliquant qu’elle avait besoin d’être seule. Elle ne parlait plus, elle ne pensait rien, et ce n’est pas l’amour infini qui lui montait dans l’âme. Non, elle était malheureuse, c’est ce que ses pas me disaient.

La dernière fois que je l’ai rejointe, peu avant l’effondrement, je lui ai dit : « va où le vent te mène, laisse-moi guider tes pas, viens comme une enfant au creux de mon épaule, appuie-toi sur mon bras et laisse-toi oublier les temps sans joie, les temps des mensonges et les jours qui grondent« .  Elle avait ce regard triste et angoissé des condamnés, de ceux qui savent qu’ils vont sombrer sans l’avoir décidé, de ceux qui redoutent qu’on leur dise ce qu’au fond d’eux même ils savent déjà mais ne peuvent accepter. « C’est trop tard, m’a-t-elle répondu, j’irai au bout, tu n’y peux rien, je ne lâcherai pas. »

J’aurais voulu la prendre dans mes bras, et danser avec le chaos en elle. J’aurais aimé frapper le sol de mes pieds pour faire sortir ses pensées noires, j’aurais aimé l’entrainer pas après pas dans un mouvement très lent pour réapprendre chaque seconde, d’instant en instant, permettre au tambour de son corps de se réchauffer et à sa sensibilité , enfin dégagée de la suie noire de ses tourments, de  se réveiller. Au lieu de cela, au coin des dernières maisons, je l’ai regardée disparaitre.

 

 

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Philippe Castan parle ici de ce qui se passe en marchant, en accompagnant, en étant à côté.